«Joueuses/Joueurs»: le jeu tordu de l’art

Quand il est question du jeu en art, d’aucuns s’attendent à ce que les oeuvres divertissent. Or, elles peuvent aussi confronter, voire déranger. L’exposition Joueuses / Joueurs. Énigmes et jeux d’esprit en art contemporain, que le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a mise en place au courant de l’été dans son étrange galerie-aire de passage souterraine, n’est pas que pur amusement.
Quelque 15 ans après Le ludique, expo phare du Musée national des beaux-arts du Québec, Joueuses / Joueurs ne réinvente pas le sujet. Elle le met à jour cependant, en ciblant la réappropriation, la réalité autochtone ou la sexualisation des corps. Elle n’est pas une répétition, si bien que, de mémoire, seul BGL se trouve dans les deux expos.
Il y a une part de dérision dans l’approche de la thématique. Certes, de sincères fascinations pour la matière se dégagent de nombreuses oeuvres. Les Elisabeth Picard, André Fournelle ou Rober Racine ont visiblement pris plaisir à créer, qui avec des attaches autobloquantes en plastique, qui avec des minéraux, qui avec les pages d’un dictionnaire. Le revers de la médaille n’est cependant jamais loin.
L’expo est scindée en quatre. La section « Jeux d’enfants et détournement » se sert de l’apparence ludique pour commenter des enjeux urbains, à l’instar des objets miniatures de Kim Adams. Dans « Jeux de rôle et déguisements », les artistes Marie-Claude Bouthillier et Kent Monkman incarnent, ou leurs alter ego, des personnages faisant irruption dans le cours de l’histoire.
Les oeuvres regroupées sous « Jeux d’esprit » tendent vers le trompe-l’oeil, sans pour autant chercher à piéger. Yannick Pouliot, avec ses fauteuils si exubérants, traite d’exclusivités sociales. Enfin, la partie « Jeux immersifs » évoque ces mondes aux règles particulières (jeux vidéo ou de table) qui accaparent. Ça ne se traduit pas par des oeuvres immersives, quoique la série de peintures de Michael Merrill, Espace intérieur (2009-2011), propose une plongée inusitée dans le MBAM.

Changement à l’interne
Bien qu’elle bénéficie de prêts d’autres collections, Joueuses / Joueurs a le mandat de faire découvrir des acquisitions récentes du MBAM. On doit alors parler de la plus audacieuse d’entre elles, Sans titre / Protection (1989) de Dominique Blain. Or, l’installation immersive ne fait pas partie de l’expo. Elle n’en fait plus partie, même si elle demeure exposée à deux pas du reste.
Conçue par Geneviève Goyer-Ouimette, également commissaire — et jusqu’à tout récemment conservatrice en art canadien et québécois contemporain —, Joueuses / Joueurs est désormais portée par Sylvie Lacerte. La directrice artistique jusqu’en 2020 du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul prend le relais à compter de la semaine prochaine, à titre de « conservatrice invitée ».
Mme Lacerte est en réalité déjà en poste. C’est elle qui dirigeait mardi la visite de presse de l’expo, inaugurée le 2 juillet. C’est elle qui a décidé de présenter l’oeuvre de Dominique Blain comme une expo distincte.
« Pour moi, cette oeuvre ne peut pas aller dans Joueuses / Joueurs. J’ai lu et relu les textes et je ne comprends pas », dit-elle, mal à l’aise d’associer le jeu avec une installation traitant de « tournants sombres de l’histoire ».
Sans titre / Protection était destinée à la section « Jeux immersifs », selon un des textes sur les murs de l’expo. On y lit notamment que « certains artistes choisissent de traiter la fabulation de mondes imaginaires […] où les repères sont brouillés ». « D’autres, explique-t-on plus loin, figent des moments de l’histoire qu’ils recomposent en créant des temps suspendus, dans des oeuvres où l’on est à la fois ici et ailleurs. » C’est sous cette dernière interprétation que pourrait se lire l’oeuvre acquise sous forme d’un don du collectionneur Erik Deslandres.
Oeuvre clé
Créée pour la quatrième édition des Cent jours d’art contemporain, l’ancêtre de la Biennale de Montréal, Sans titre / Protection aborde la vulnérabilité du patrimoine culturel en temps de guerre. L’installation se décline en deux espaces, scindés par un portique en sacs de jute. Des milliers de sacs, superposés à la manière de barricades en sacs de sable, forment en réalité trois des murs du second espace.
L’artiste s’est inspirée de photos tirées de la Première Guerre mondiale, qu’elle reproduit. Ces images montrent des abris de fortune, érigés pour protéger les oeuvres d’églises italiennes en cas de bombardements. Dominique Blain a maintes fois abordé le thème du conflit armé. La voie de la protection du patrimoine matériel a donné ses meilleures oeuvres, en mettant autant en valeur un objet, son rôle de témoin, qu’un effort collectif.
Sans titre / Protection a été suivie par Monuments (1998), puis par une autre oeuvre que Dominique Blain dévoilera cet automne à Paris, lors d’une expo au Centre culturel canadien. L’installation de 1989 n’avait pas été montrée depuis un certain temps, ce qui déjà donne une bonne raison au MBAM de le faire. En soi, elle impose tout un engagement de la part du musée, tant sa conservation et son entreposage — sans parler de son montage — sortent de l’ordinaire. Et comme l’a rappelé le récent conflit en Syrie, le patrimoine en danger demeure une réalité.