«L’échelle des choses»: voir l’arbre et sa forêt

Voir de près révèle bien des choses, dit-on. Le contraire aussi est vrai : il faut s’éloigner pour mieux percevoir un tout, mieux le comprendre. Bref, parler de la distance entre le spectateur et une œuvre est peu inusité.
Le travail en peinture de Jérôme Bouchard et celui en sculpture de Mathieu Gaudet ressassent ces notions. Pourtant, rarement une exposition en galerie privée a été aussi attendue que L’échelle des choses. C’est sous ce titre que les Galeries Bellemare Lambert ont réuni deux de leurs artistes.
Il faut dire que l’expo arrive du Japon, où elle a été présentée à l’automne. Rien d’exceptionnel à ce fait, surtout que c’est à l’ambassade du Canada à Tokyo qu’elle a pris place. La maison de la diplomatie canadienne a l’habitude d’accueillir et de soutenir les artistes québécois.
N’empêche, si les Galeries Bellemare Lambert ont ramené le projet tel quel à Montréal, c’est qu’elles estimaient tenir un coup solide. C’est le cas. Précisons qu’il ne s’agit pas de deux solos (quoique…), mais bien d’une seule expo. Les œuvres de l’un et de l’autre s’entremêlent, cohabitent en deux salles et se relancent la sempiternelle question : faut-il s’approcher ou s’éloigner des œuvres ? Il n’y a pas de bonne réponse. Faut se placer loin et près. Ce sont les rapports entre les deux expériences, rapports d’échelle et de perception, qui ont du sens. Autant dans les tableaux de Jérôme Bouchard que dans les sculptures de Mathieu Gaudet.
Mais il y a plus que ces jeux entre un tout et ses détails. L’exploration des matériaux, la redéfinition du genre paysage et l’aller-retour entre le plan et le volume, ou entre le 2D et le 3D, animent L’échelle des choses.
Côté cour industrielle
Sur les cinq corpus exposés (trois de Bouchard, quatre de Gaudet), un seul est pratiquement nouveau. Il s’agit d’une série réalisée en Belgique par le peintre, où l’artiste s’est établi en 2018. D’apparence abstraite, les tableaux de Jérôme Bouchard relèvent néanmoins du réel. Ils sont la traduction de données scientifiques liées à la topographie d’un lieu.
Le travail tient en différentes étapes, dont celle, paradoxale, qui consiste à retirer la matière une fois appliquée sur sa toile. C’est du moins ainsi que Bouchard procède depuis son passage au centre Plein sud, qui l’a révélé en 2011. Pour la série de 2018, il a troqué ses habituels outils (couteau, pochoirs, etc.) contre une découpeuse laser. Il obtient ainsi d’infinis petits orifices, presque comme les pores de la peau. Mécanisée, l’opération consacre la fin du travail manuel, décrit aussi comme « le retrait du geste » — ce sont les mots de l’artiste.
Le choix de la machine n’est pas gratuit, tant il répond au contexte de création. Dans sa désormais vie belge, à Liège, Jérôme Bouchard côtoie un ancien site industriel. La traduction de ce paysage en abstraction picturale s’en fait l’écho, à plusieurs égards.
L’utilisation du « lin belge » comme surface de travail en est déjà un clin d’œil. Il y a aussi suggestion d’un dessin caché, perceptible à la faveur d’une teinte d’acrylique appliquée au verso de la toile (une sorte de revers de la réalité). Ce sont comme les vestiges industriels que côtoie l’artiste québécois, des terrils encore présents et pourtant imperceptibles pour la population locale.
Côté bois
Le bloc en carton, élément massif qui fait l’œuvre Sans titre (Reticolato) de Mathieu Gaudet, s’enrichit dans sa proximité avec les toiles de son confrère. Striée, la surface laisse la lumière s’immiscer et révéler ce qui est imperceptible. L’arbre qui cache la forêt, ou à peu près.
Il faut bien sûr prendre du recul pour saisir qu’à l’intérieur se trouve un objet étrange, de forme organique, mais à la texture réfléchissante et métallique. Cette mise en scène optique découle cependant d’un travail exigeant et précis de la matière. L’art de Gaudet s’appuie sur des distorsions, rompt avec les normes.
Les différentes œuvres qu’il expose, y compris un dessin de la série Arcs, ouvrent de multiples perspectives. La récente variante de Pa(ï)sage, série d’œuvres en bois de peuplier que Mathieu Gaudet développe depuis quelque temps, renchérit sur une redéfinition de l’horizon.
L’épaisse couche de couleur appliquée sur le dessus du peuplier, la diversité tonale, la subtile fragmentation (à moins que ce soit la subtile unité de trois éléments)… Pa(ï)sage gris #4270 n’est pas une représentation fixe d’une réalité, seulement qu’une variable. Qu’une interprétation de données. Qu’une traduction de l’écart entre un objet et son analyse.
Voir de près ou de loin modifie nécessairement la compréhension d’une chose, peu importe sa nature. C’est un discours souvent entendu, mais qui prend plus d’un sens dans la réunion Bouchard-Gaudet.