Angélica Dass explore l’infinie diversité de couleurs de la peau humaine

Angélica Dass n’a jamais utilisé ni le noir ni le blanc dans la gamme infinie de teintes de l’Institut Pantone qu’elle utilise pour décrire la peau des personnes photographiées à l’occasion de son grand projet Humanae. C’est qu’aucune peau humaine n’est vraiment de ces couleurs-là, bien sûr. Tous les enfants s’en souviennent encore.
Et c’est ce qu’elle a voulu démontrer dans cette installation qui lui a fait parcourir 19 pays et 29 villes, partout dans le monde, et qui lui a fait photographier jusqu’à présent 4000 personnes aux teintes de peau les plus variées. Chacun de ces portraits est présenté sur un fond d’écran de la couleur correspondant à celle de la peau du sujet. Et cette couleur est déterminée à partir d’un carré de onze pixels sur onze, généralement pris sur le nez du modèle.
Cette semaine, Angélica Dass faisait escale au Musée des beaux-arts de Montréal, où elle photographiait les visiteurs volontaires pour agrandir son immense tapisserie humaine. Jade Maheu avait entendu parler par des amis de ce projet lorsqu’elle s’est présentée au studio du Musée pour se faire photographier par Angélica Dass. « Nous sommes des petites pièces d’un puzzle », dit-elle. Ida Dudenhoeffer, qui s’est aussi fait photographier par Dass, a été attirée par le côté humaniste du projet. À Montréal, les quelque 115 photos que Dass a prises seront exposées à l’ouverture de la nouvelle aile « des cultures du monde et du vivre-ensemble Stéphan Crétier et Stéphany Maillery » du MBAM, en novembre prochain.
Je n’ai jamais compris l’unique crayon dit de couleur chair, qu’on utilisait dans mes cours de dessin. Ma peau était brune, mais on disait que j’étais noire.
Pour Angélica Dass, la photographie n’est d’ailleurs que le début de la conversation avec le sujet. Et elle souhaite que cette conversation se poursuive dans la rue, sur Internet, dans les médias, et chez les personnes photographiées.
Originaire du Brésil, vivant présentement à Madrid, elle est elle-même née d’un père d’ascendance africaine, qui avait été adopté par un couple d’Européens. « Je n’ai jamais compris l’unique crayon dit de couleur chair, qu’on utilisait dans mes cours de dessin. Ma peau était brune, mais on disait que j’étais noire », raconte la photographe, qui a donné plusieurs conférences sur son travail.

Une fois installée à Madrid, Angélica Dass a formé un couple avec un homme à la peau très claire, « rose », qui rougissait rapidement au soleil.
« On me demandait constamment de quelle couleur seraient nos enfants », raconte-t-elle. Lors d’un voyage dans son Brésil natal, elle monte un projet photographique avec tous les membres de sa famille. « J’ai des origines africaines, des origines européennes et des origines indigènes. » Ce petit projet familial lance Humanae, qu’Angélica Dass poursuit depuis 2012.
En entrevue, elle rappelle que le Brésil a été le dernier pays à abolir l’esclavage, en 1888, mais que l’impact de cet esclavage a des répercussions jusqu’à aujourd’hui. En conférence, elle dit se souvenir avec colère d’avoir été prise pour la bonne, à cause de sa peau foncée, alors qu’elle cuisinait avec des amis, ou pour une prostituée parce qu’elle marchait sur la plage avec des amis européens. « Ça continue aujourd’hui avec les stéréotypes », dit-elle. « La couleur de notre peau ne donne pas seulement une première impression, mais une impression persistante, qui reste », ajoute-t-elle.
Or, il est évident qu’aucun des 4000 portraits qui forment Humanae n’est noir ou blanc. Alors, pourquoi donc continuer de véhiculer ces expressions qui témoignent de concepts anciens de race ? demande-t-elle. « Est-ce qu’on accepterait qu’un professeur entre en classe et dise que la terre est plate ? […] C’est important de dire que c’est un mensonge, une construction sociale. »
« Ce que j’ai réalisé en poursuivant ce projet, c’est que je ne parlais pas que de moi, et que je ne parlais pas que de couleur. C’est quelque chose à propos de la façon dont on se voit, et de la façon dont on voit les autres. La diversité est une ressource inestimable pour l’espèce humaine. Au fond, on a deux choses en commun, nous sommes des êtres humains et nous sommes uniques », dit-elle en entrevue. Angélica Dass a photographié des bébés et des personnes sur le point de mourir, des enfants et des vieillards, des réfugiés, des p.-d.g. d’entreprise et des politiciens, des bien portants et des handicapés. Et c’est l’essence de chacun, infime partie d’une vaste mosaïque humaine, qui se dégage dans cette immense fresque de photos.

« Ce qui fait la force du projet, je crois, c’est aussi qu’on n’a pas d’autre information sur les sujets. On ne sait pas qui est le pauvre et qui est le riche. On ne sait pas qui est le migrant, qui est handicapé, quelle est l’orientation sexuelle de chacun. Or, ce sont des choses qui arrivent à nous séparer », dit-elle.
En République tchèque, elle a animé des ateliers de jeunes où toutes les couleurs de peau étaient différentes, malgré l’homogénéité culturelle apparente du groupe. Et Angélica Dass a aussi démontré que les personnes partageant la même nuance de couleur de peau pouvaient provenir de milieux sociologiques et ethniques extrêmement variés.
« Ce que je veux, c’est provoquer une réflexion », dit-elle.
Alice Comtois, qui s’est fait prendre en photo jeudi par Angélica Dass, était d’ailleurs séduite par « l’idée de participer à un grand projet qui nous fait perdre notre individualité ».
Le projet d’Humanae tente de capter les couleurs au-delà de la première impression. Quelque chose comme la couleur de l’âme.