«The Banner Waves Calmly / Pores»: réveiller les archives

Vue de l’expo «The Banner Waves Calmly», de Theaster Gates. La bannière accrochée au mur s’intitule «Death Knows No Peace» et celle suspendue, «Dancehall Dance».
Photo: Paul Lintherland Vue de l’expo «The Banner Waves Calmly», de Theaster Gates. La bannière accrochée au mur s’intitule «Death Knows No Peace» et celle suspendue, «Dancehall Dance».

Chez Clark, la commissaire invitée Daisy Desrosiers puise dans son vécu de femme métissée pour présenter des oeuvres inédites de Theaster Gates, artiste réputé de Chicago qui s’intéresse tant aux constructions culturelles des identités noires qu’au rôle de l’urbanisme dans la cohésion du tissu social. L’artiste tient sa première exposition au Québec grâce au contact privilégié de Desrosiers, pour qui il s’agit du premier commissariat indépendant.

À la direction de la regrettée galerie Battat à Montréal entre 2012 et 2017, elle a depuis pris son envol, soutenue d’abord par Clark, qui lui a confié une résidence de recherche à Brooklyn, ferment de l’exposition en cours. Elle fait faire un bref retour dans la métropole à Desrosiers, alors qu’elle assumera pour les trois prochaines années la direction des programmes du Lunder Institute of American Art au Colby College, dans le Maine, où Gates est également impliqué.

De Saint-Hyacinthe où elle a grandi — fille d’un père haïtien et d’une mère blanche québécoise — à ses plus récents séjours aux États-Unis, la commissaire place en filigrane de ses réflexions son expérience des représentations de femmes noires. En exergue de l’exposition, elle relate d’ailleurs un souvenir d’enfance, tenace, autour d’un album de Whitney Houston, figure noire devenue iconique dans un environnement marqué par sa blanchité. Ces préoccupations trouvent un écho dans le travail de Gates, et en particulier dans le corpus retenu chez Clark qui se compose de quatre bannières arborant une imagerie puisée dans la culture populaire africaine-américaine des années 1960-1970.

Bruyantes bannières

 

Le travail de Gates fouille l’histoire par l’investigation de sa culture matérielle, des objets comme des images, ce qui fait de lui un féru des archives et des collections. Les oeuvres présentées à Montréal, qui font partie d’une plus large production actuellement exposée à la Fondation Prada à Milan, puisent en particulier dans les archives de la Johnson Publishing Company, qui fut l’éditeur des revues américaines Jet, Ebony et Tan, tribunes de prédilection pour le marché africain-américain et sorte de pendants à l’hebdomadaire Life.

L’artiste a choisi d’extraire certaines images archivées par l’éditeur pour les reproduire agrandies sur des bâches. En ne leur apportant aucune autre modification, il laisse voir des inscriptions à la main trahissant le travail sur maquette de ces images qui n’ont peut-être pas été diffusées et dont la source précise n’est pas identifiée. La démarche de l’artiste repose sur l’aspect performatif des archives : les archives retiennent le passé et le créent à la fois dans le présent, un passé choisi donc, qui se fonde par et dans l’image. D’où le potentiel subversif et critique lié à la (re)contextualisation du matériel d’archives, en l’occurrence ici une imagerie populaire de personnes noires. Si l’une des images, sous forme caricaturale, met clairement en scène du racisme, les trois autres se recentrent autour de figures féminines étonnantes, et parfois sous l’emprise de stéréotypes, se faisant pieuse, jolie, ou s’adonnant à une danse débridée. Liées à une marchandisation culturelle, ces images dévoilent les lieux possibles de revendications croisant races, sexes et classes sociales.

Photo: Paul Litherland Vue de l’exposition «Pores», de Celia Perrin Sidarous

Ces oeuvres — qui ne sont pas étrangères aux travaux pionniers des féministes pour qui agir sur les représentations assurait une portée politique de l’art — occupent bruyammentl’espace de la galerie. Les grandes dimensions du support en tissu industriel leur octroient une présence physique indéniable qui renforce la charge de l’iconographie. Avachie, mal tendue ou dévoilant ses arrières, la toile épaisse, négligeant son rôle habituel de surface impénétrable ou d’enveloppe opaque, affirme la contingence comme l’aspect construitd’images autrement tenues pour simple reflet de la réalité. Sommaire, mais recherchée, cette exposition tire sa force en faisant valoir, encore, la pertinence d’interroger les représentations, surtout celles invisibles d’archives endormies.

Celia Perrin Sidarous

 

Les archives et la collection ne sont pas loin non plus dans l’univers de Celia Perrin Sidarous, lauréate du prix Pierre-Ayot 2017, qui, dans l’autre salle chez Clark, présente sa plus récente production, un corpus conçu sur mesure pour l’espace. Des photographies sont posées en dialogue avec des céramiques, nouvelle technique que l’artiste peaufine de plus en plus, et que complètent des socles, à cheval entre le mobilier et l’architecture. Plus qu’avant, l’objet devient image et l’image devient objet, sans que la prééminence d’un des termes soit établie, ce qui précipite la production dans une fiction qui confond astucieusement le fabriqué et le trouvé, le reproduit et l’unique. « Que devrait-on à tout prix conserver, et de la vie perpétuer dans le temps ? » semble dire son installation.

Derrière la joliesse renouvelée de ses oeuvres, notamment empruntée au langage du design, Perrin Sidarous pose des questions à différents régimes visuels, liés à la consommation ou à des disciplines culturelles : publicité, archéologie, photojournalisme, muséologie et histoire de l’art constituent le cadre hybride de ses références. En plus d’un papier peint qui sert de toile de fond, l’autre photo qui compose le corpus a pour modèle le genre du quodlibet, une variante de la nature morte, plutôt axé sur la présentation de documents en trompe-l’oeil sur fond rabattu.

Le dispositif, que Perrin Sidarous revisite librement, force l’examen des pièces exhibées montrant des végétaux, des figures humaines et des vases dans une composition chargée, inhabituelle à l’artiste. C’est comme si l’image était un réceptacle et que l’artiste avait voulu tout apporter. À l’exemple des admoniteurs dans les peintures anciennes, sa main dans l’image tire un rideau encadrant la représentation, qu’elle dévoile par le fait même. Contre l’aspect pétrifié émanant de l’image, tels les témoins figés d’un passé, l’artiste procède à une mise en vue inspirée qui réalise des connexions nouvelles entre le très ancien et aujourd’hui, entre son histoire personnelle et des artefacts conservés.

The Banner Waves Calmly / Pores

De Theaster Gates. Commissaire : Daisy Desrosiers. / De Celia Perrin Sidarous. Au Centre Clark, 5455, avenue de Gaspé, local 114, jusqu’au 16 février.

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