La ceinture fléchée, le fil rouge de l’histoire

Jean Cadorette, l’un des rares artisans du fléché d’aujourd’hui, donne des ateliers sur son art au Centre Marius-Barbeau, à Montréal.
Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir Jean Cadorette, l’un des rares artisans du fléché d’aujourd’hui, donne des ateliers sur son art au Centre Marius-Barbeau, à Montréal.

Exclu des programmes scolaires, parfois perdu, momentanément, à travers les mailles de la transmission générationnelle, le patrimoine vivant a pourtant réussi à subsister jusqu’à nous, en faisant des pieds et des mains. Pour le temps des Fêtes, Le Devoir a demandé à des gigueurs, percussionnistes et tisseurs de partager leur art et leur passion, et de nous faire entrer dans la danse. Premier de trois textes.

Tissée par les Québécois, portée par les Amérindiens, commercialisée par les Anglais, la ceinture fléchée avait tout pour devenir un symbole national. C’est ce qu’elle est devenue pour le peuple métis de la rivière Rouge, au Manitoba, comme pour les Québécois. Elle a notamment été portée par le Dr Jean-Olivier Chénier, meneur des patriotes à Saint-Eustache, qui s’en était fait faire un exemplaire sur mesure, émaillé de perles. En 1985, la région de Lanaudière, où elle a vu le jour, l’a adoptée comme emblème régional. Et le textile coloré est désigné depuis 2016 au patrimoine immatériel du Québec.

Il fut pourtant un temps où l’on croyait que l’art du fléché, qui demande des centaines d’heures de tissage aux doigts pour une seule pièce, sans métier ni machine, était sur le point de disparaître. Dans son livre sur la troupe de danse Les Sortilèges, Jimmy Di Genova rapporte qu’au début du XXe siècle, Mme Napoléon Lord, de son nom de fille Élizabeth Mireault, dans le village de Saint-Jacques dans Lanaudière, est l’une des seules femmes qui en fabriquent encore. Autant dire que le fléché ne tient alors qu’à un fil. Mais le fil rouge tient bon.

 

 

Les origines du fléché sont obscures. On s’entend aujourd’hui pour dire qu’il n’a pas été conçu initialement par les Autochtones, puisqu’il n’y avait pas de moutons en Nouvelle-France à l’arrivée des Français. Dans un livre paru en 1945, l’ethnologue et folkloriste Marius Barbeau attribue cependant aux Autochtones la méthode de tressage aux doigts. Séduits par les motifs colorés de la ceinture fléchée, les Autochtones en ont en tout cas développé quelques modèles de ceinture, aux dessins différents et aux mailles plus lâches.

Monnaie d’échange

Chose certaine, les ceintures fléchées ont servi aux coureurs des bois de monnaie d’échange contre les fourrures. Déjà, en 1733, on rapporte que la Compagnie de la Baie d’Hudson échangeait « deux ceintures pour une plue [peau] » aux Autochtones. Mais on ne sait pas de quelle sorte de ceinture il s’agissait. « Les premières traces du fléché au Québec se situent entre 1770 et 1780 », dit Jean Cadorette, l’un des rares artisans du fléché d’aujourd’hui, qui donne des ateliers sur son art au Centre Marius-Barbeau, à Montréal. Penché sur son ouvrage, il compte soigneusement les brins pour réaliser un motif régulier.

Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir Les ceintures fléchées ont servi aux coureurs des bois de monnaie d’échange contre les fourrures.

Pour réaliser ces motifs uniques, les colons québécois ont modifié la technique du chevron, importée de France, pour former des flèches de différentes couleurs. La Compagnie de la Baie d’Hudson a d’ailleurs imposé aux tisserands une déclinaison fixe de couleurs : le coeur rouge, le petit bleu, le gros bleu, le jaune et le vert. Ce motif est celui des ceintures de L’Assomption. Les bourgeois de Beaver Hall les portaient fièrement, vers 1821, pour fermer leur capot de chat sauvage. Et en 1837, les Canadiens en entouraient l’habit d’étoffe du pays, pour affirmer leur identité.

La prochaine pièce à laquelle Jean Cadorette va s’attaquer compte 400 fils, attachés à chaque bout, qu’il faudra tourner et retourner minutieusement pour obtenir le motif légendaire. L’ouvrage lui demandera en tout quelque 400 heures de travail. Pas étonnant que les ceintures fléchées se vendent désormais à prix d’or.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Marius Barbeau raconte que vers 1890, le curé Tancrède Viger avait convaincu les tisseuses de L’Achigan, dans Lanaudière, d’« exiger paiement en argent » au marchand, en échange de leurs ceintures. Le curé était convaincu que les tisserandes « travaillaient pour rien, tout en ruinant leur santé à une besogne ingrate », écrit Barbeau. Les tisserandes cessèrent de produire des ceintures et le marchand d’en acheter. Au même moment, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait d’ailleurs décidé de se procurer des ceintures, moins belles et moins chères, directement en Angleterre, où elles étaient confectionnées sur des métiers mécaniques, à Coventry.

Pratique ancestrale ravivée

 

Dans le centre de documentation Marius-Barbeau, Jean Cadorette montre comment ces ceintures effectuées mécaniquement, différentes sur l’endroit et sur l’envers, détonnent comparativement à celles, homogènes, effectuées à la main.

Marius Barbeau a ravivé l’intérêt pour cette pratique ancestrale. L’engouement pour les arts traditionnels en 1970, a aussi contribué à sa pérennité. Jean Cadorette a tissé ses premières ceintures pour la troupe de danse Les Sortilèges, qui animait l’ouverture des Jeux olympiques de Montréal, en 1976. Des membres de la troupe des Sortilèges avaient alors pris des leçons de fléché auprès de dames qui maîtrisaient toujours cette technique.

Après des années de dormance, cette technique de tissage aux doigts développée aux débuts de la colonie perdure de nos jours. Elle est désormais enseignée, par exemple, à l’École des vieux métiers de Longueuil, au Centre Marius-Barbeau, à Montréal, ou à la Maison Tricotisse à Mirabel. « Des gens qui maîtrisent le fléché, il y en a de plus en plus », dit avec optimisme Jean Cadorette. Mais il faut avoir le temps, et se mettre patiemment à la tâche.



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