Serge Clément, le photographe des livres

Un océan d’images, la très grande majorité en noir et blanc… Pourtant, au centre Occurrence, on nage, on flotte même, sans trop de peine. Il faut dire que l’exposition Archipel, autant par son contenu que par son design, laisse amplement le temps de souffler.
C’est bel et bien une expo de photographie, et de manière plus précise de la photographie telle que pratiquée, organisée et diffusée depuis 40 ans par Serge Clément. Ici, point d’images isolées ni sur le mur, si ce n’est celles projetées dans la petite salle.
Ce qu’il y a à voir, ce sont une vingtaine de livres, dispersés en une série d’îlots-tables. Si la plupart sont à ouvrir, il y en a quand même un, Chassé-croisé (2015), qui s’étale de tout son long, pages debout. Sa reliure en accordéon — leporello est le terme exact — fait figure de sculpture et expose à vif son contenu, soit une succession d’images issues des nombreuses déambulations urbaines de l’artiste.
Il faut comprendre que Serge Clément, depuis 1979, pense ses corpus d’images, les organise pour et par le livre. C’est ça, l’archipel de Clément, un ensemble de bouquins, chacun avec sa singularité.
Certains, faits maison avec leur reliure en spirale, n’ont jamais été publiés, d’autres sont des livres d’artistes à tirage limité, parfois presque sculptures, et enfin quelques-uns ont été imprimés en grand nombre, avec l’appui de maisons d’édition établies. L’exposition réunit de tous les types.
Potentiel narratif
Le plaisir du livre, sa célébration, est palpable, littéralement, puisqu’on est invités à feuilleter la plupart des objets exposés. Au-delà de cette fascination à manipuler le livre, à choisir le rythme et la manière de le consulter (et pour l’artiste, à le concevoir), la photographie trouve ici tout son potentiel narratif.
Les récits varient d’un ouvrage à l’autre, d’une époque à l’autre, devrions-nous dire. À ses débuts, à l’instar de la génération de photographes issue des années 1970, Serge Clément suit la trace documentaire.

Dans Affichage et automobile (1979) et dans Notes urbaines (1985), on décèle néanmoins déjà l’oeil de Serge Clément, celui attiré par l’insolite dans le paysage urbain et par une légère distorsion des espaces. Dans la plus pure tradition du photographe de rue, il donne sens à des éléments pourtant si innocents, tel ce cri sur un mur aveugle, « ne plus jamais travailler », mis en danger par l’échelle posée devant lui.
Avec le temps, Serge Clément s’est fait moins descriptif, ses thèmes, moins explicites. Fragrant Light (2000), tiré de séjours à Hong Kong, Sutures (2003), à Berlin, Au passage Patience (2006), Géomètre (2015)… Les titres deviennent poétiques et la lecture, libre d’interprétation.
Formes multiples
Conçue avec la contribution d’une commissaire, Zoé Tousignant, l’expo a tout d’une rétrospective. Plus d’une fois, l’artiste a exploré le livre photographique sous de nouvelles formes, tant le contenu, en renversant l’orientation des images, par exemple, que le contenant.
N à Y (2011) se lit ainsi au recto comme au verso, la photo couleur numérique y faisant son apparition. Zone cinéma (2018), issu de sa toute récente résidence-exposition à la Cinémathèque québécoise, se présente sur du papier journal. Sauf erreur, ce projet serait le seul qui s’appuie sur des images qui ne sont pas celles du photographe.
Clément a conçu à deux occasions deux livres de très grand format, qui embrassent presque le lecteur, d’autant plus que les images sont imprimées à la grandeur de la page. Exposés plus d’une fois, ils gardent les traces de leur manipulation, les gens s’étant même permis de signer le livre, comme sur un cahier de présences.
Walking Berlin/Now (2017), lui, n’existe que sous forme de maquette, en deux exemplaires. Il est pourtant un de ceux qui suivent une belle progression dans le choix des images. Divisé en trois parties, ponctuées de pages blanches, le livre passe de la photographie de rue à la visite d’un bunker, où l’artiste jongle avec des compostions géométriques, qui frôlent parfois l’abstraction.
Tout chez Serge Clément semble découler d’une grande patience à raconter des histoires, qui lui sont propres. Cet écrivain de la lumière prend son temps, temps qui s’exprime surtout par le décalage entre la prise de vue et la sortie du livre. Il n’est pas rare de voir et revoir des mêmes images, des séquences réorganisées, sous différents titres.
L’expo à Occurrence a donné lieu, bien sûr, à un nouveau livre et à une énième occasion de faire défiler des images prises aux quatre coins du globe. Replonger dans Archipel, l’expo, le livre ou les deux, c’est nager encore et toujours dans une mer de photos, sans pour autant s’en lasser.