Banksy détruit une œuvre vendue à Londres et ça marche très, très fort

Sitôt La petite fille au ballon rouge adjugée, l’œuvre de Banksy a glissé hors de son gros cadre pour être à moitié réduite en bandelettes par une déchiqueteuse dissimulée.
Photo: Pierre Koukjian Associated Press Sitôt La petite fille au ballon rouge adjugée, l’œuvre de Banksy a glissé hors de son gros cadre pour être à moitié réduite en bandelettes par une déchiqueteuse dissimulée.

La destruction en direct d’une œuvre d’art n’aura probablement jamais autant fait sourire.

Oubliez les massues iconoclastes du Groupe armé État islamique pulvérisant des statues millénaires. Rien à voir avec les autodafés de livres « dégénérés » par les nazis. Vendredi dernier, dans la maison d’encan Sotheby’s, à Londres, sitôt La petite fille au ballon rouge adjugée pour 1,8 million de dollars, l’œuvre a glissé hors de son gros cadre pour être à moitié réduite en bandelettes par une déchiqueteuse dissimulée.


« Going, going, gone… » a commenté Banksy, créateur du pochoir et de la machine à l’avaler, sur les réseaux sociaux, en reprenant la fameuse formule des encanteurs britanniques. La scène filmée a vite fait le tour du monde. Le New York Times a parlé d’une gigantesque « blague ». Et tout le monde a en effet bien ri.

« Je me suis mise à rire en voyant les images », dit la jeune historienne de l’art Linakim Champagne, qui a déposé en août 2017 un mémoire intitulé L’institutionnalisation du street art. Elle est en congé de maternité de son poste de coordonnatrice de la programmation de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC) du Québec.

Photo: Sotheby’s

« J’ai bien ri, mais je ne suis pas particulièrement surprise de la chose. Ça me semble fidèle aux habitudes de Banksy, qui agit souvent dans l’humour et l’autodérision, mais aussi pour tester les limites du marché de l’art. Et ma deuxième réaction a été de dire à mon conjoint que l’œuvre allait probablement prendre beaucoup de valeur. »

Une autre jeune historienne de l’art, spécialiste de Banksy, a eu la même réaction. « Je n’ai pas été très surprise et j’ai été plutôt amusée, dit Géraldine Lavoie-Dugré, qui a déposé en janvier 2017 le mémoire L’art de rue et les institutions artistiques : relation paradoxale entre marginalité et commercialisation.

« C’est un move très Banksy. C’est typique de lui de rire du marché de l’art pendant un grand événement artistique comme une vente chez Sotheby’s. »

Elle rappelle que cet artiste a créé une lithographie montrant une vente aux enchères où tous les acheteurs sont des singes. L’encan porte sur un cadre dans lequel il est écrit : « Je ne peux pas croire que vous pauvres idiots achetez vraiment cette merde. » Une épreuve a trouvé preneur chez Sotheby’s en 2014.

« Ça se vend. Il rit du marché et en même temps il en profite beaucoup », résume Mme Lavoie-Dugré.

De la contradiction

 

Les paradoxes se multiplient, comme si Banksy lui-même, toujours resté dans l’anonymat, les reproduisait à la photocopieuse. S’il s’agit d’un pied de nez au marché de l’art, le geste contestataire se retourne contre lui-même puisque de nombreux spécialistes pensent comme Mmes Champagne et Lavoie-Dugré que l’œuvre en lambeaux pendouillant vaut dorénavant beaucoup plus cher.

Son prix de revente potentielle a probablement fait une ou deux culbutes en quelques secondes. Même les actions de compagnies de production de cannabis ne gonflent pas aussi rapidement.

 

« Rien n’est fait à la légère, dit Géraldine Lavoie-Dugré. Tout est très réfléchi, chez Banksy. Il entre dans le monde de la spéculation artistique pour mieux la dénoncer. Et acheter une de ses œuvres vient toujours avec un lot de risques. »

La contradiction fait davantage grincer Jonathan Keats, critique du magazine Forbes. Il juge l’autodestruction médiatisée « aussi puérile et d’actualité que l’effacement automatique sur Snapchat ». Il ajoute que « paradoxalement, Girl With Balloon échoue comme critique de l’institution parce que la critique de l’institution est le métier de Banksy. Le marché pour ses œuvres découle de son antagonisme vis-à-vis du marché ».

Le critique d’art reconnaît tout de même que ce geste spectaculaire s’inscrit dans une longue tradition anti-artistique de l’histoire moderne et contemporaine de l’art. Tout le mouvement dada, né en pleine Première Guerre mondiale, il y a cent ans, reposait sur cette volonté de critique radicale, irrespectueuse et extravagante des « vieilleries » du passé et de l’art officiel.

L’idée de détruire pour créer a été reprise depuis de mille et une manières. En 1953, l’artiste américain Robert Rauschenberg (1928-2008) a acheté un dessin de son compatriote Willem de Kooning, l’a effacé et l’a exposé sous le titre Erased de Kooning Drawing en signant l’œuvre Rauschenberg.

Un autre artiste américain. John Baldessari, a brûlé toutes ses œuvres réalisées entre 1953 et 1966 pour ensuite exposer une urne contenant des cendres de l’auto-autodafé.

« Les contradictions se retrouvent au coeur de la démarche de Banksy depuis toujours, note encore Mme Champagne. À l’origine, le graffiti est un art de la rue, illégal. Les œuvres du street art ont assez vite été collectionnées par les musées et vendues aux enchères C’est de la contre-culture et pourtant tous les grands médias viennent de parler de l’œuvre de Londres. C’est la force de Banksy de jouer avec cette dualité, de jouer avec le vandalisme. »

Si on apprenait que Banksy a une maîtrise en marketing, je ne serais pas surprise

 

Chose certaine, l’art de rue, l’art anti-institutionnel peut rapporter gros, très gros — énorme, en fait. Une œuvre de Jean-Michel Basquiat, autre figure tutélaire émergée du graffiti, s’est vendue 140 millions l’an dernier. Mais Basquiat, pionnier de la mouvance underground mort à 28 ans en 1988, n’a jamais cherché à jouer des paradoxes entre l’art anti-institutionnel et l’institutionnalisation de l’art. Il a été le plus jeune artiste à?exposer au Withney Museum, en 1982. En 1985, il faisait la une du New York Times Magazine sous le titre « Le marketing d’un artiste américain ».

Rire et profiter du système

 

Géraldine Lavoie-Dugré demande de ne pas tout mélanger non plus. « Basquiat est le père de l’art de rue, si on veut, dit-elle. Mais son œuvre sur toile ne tombe pas dans cette catégorie. Banksy, lui, a rapidement compris comment jouer le système pour le retourner en sa faveur avec un usage calculé des réseaux sociaux et des médias. Je crois d’ailleurs que sans le partage sur les réseaux sociaux, la destruction de la semaine dernière n’aurait pas eu autant d’impact. Maintenant, tout le monde en parle. »

À la limite, les œuvres banksiennes au pochoir sur les murs de Londres ou de New York peuvent même être vues comme des catalyseurs pour la production artistique monnayable. Les plus cyniques pensent d’ailleurs que Sotheby’s devait nécessairement être complice de la destruction de vendredi. Certains croient même avoir reconnu l’artiste secret en train de filmer le coup de théâtre sur place.

La spécialiste de son œuvre Lavoie-Dugré rappelle alors cette phrase de Banksy lui-même : « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, mais peut-être que j’utilise simplement la contestation pour promouvoir mes œuvres. »

Tout se vend, tout s’achète. Et finalement, le génie de Banksy, c’est aussi de l’avoir compris. « Pour moi, Banksy est un cas un peu à part, dit à son tour Linakim Champagne. Si on apprenait qu’il a une maîtrise en marketing, je ne serais pas surprise. »

Autres signes des étranges mariages contemporains entre l’art visuel et la publicité, au moins trois agences de publicité ont déjà récupéré et détourné l’idée de la déchiqueteuse artistique. Deux compagnies européennes, l’une de Malte et l’autre de Vienne, ont proposé une version pour annoncer les frites de McDonald.

Des designers norvégiens ont aussi diffusé une publicité pour les magasins IKEA proposant aux clients de « banksiser » leur propre reproduction avec un cadre à 99 couronnes (15 $), une image dans le style recherché à 49 couronnes et une paire de ciseaux à 9. La valeur potentielle du résultat reste à déterminer, avertit la pub…

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