Peinture à lire, à l’aveugle

Les visiteurs peuvent découvrir l’œuvre de Pellan progressivement, en passant du panneau de la forme à celui de la couleur, ou lire les deux en même temps, comme le démontre l’instigatrice du projet, Patricia Bérubé, artiste numérique et spécialiste de l’animation 3D. La distance entre les deux panneaux a été déterminée pour maximiser la compréhension de l’œuvre.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Les visiteurs peuvent découvrir l’œuvre de Pellan progressivement, en passant du panneau de la forme à celui de la couleur, ou lire les deux en même temps, comme le démontre l’instigatrice du projet, Patricia Bérubé, artiste numérique et spécialiste de l’animation 3D. La distance entre les deux panneaux a été déterminée pour maximiser la compréhension de l’œuvre.

Voir avec les mains. Le défi est de taille, particulièrement dans un monde où les arts, dit-on, sont visuels ou étaient, à l’époque prénumérique, plastiques – et ses auteurs, des plasticiens. Il est de taille, le défi, parce que dans un musée, c’est connu, on est surtout prié de ne pas toucher.

Voilà qu’au pavillon d’art canadien du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), une petite révolution se met en marche. Au-dessous d’une peinture d’Alfred Pellan, on vient de fixer deux plaques de plexiglas… à toucher. Cet outil « exceptionnel », traduction tactile de la toile de Pellan, permet d’apprécier, par des jeux de textures, les formes et les couleurs de l’oeuvre. Pour les personnes privées de l’usage des yeux, c’est comme si on leur ouvrait les grandes portes de l’histoire de l’art.

« Une histoire de l’art pratique », avance l’instigatrice du projet, Patricia Bérubé, artiste numérique, spécialiste de l’animation 3D et détentrice depuis mai d’une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal.

Peinture à numéros

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Patricia Bérubé

Pour son mémoire, intitulé Vers une muséographie numérique : l’impression 3D en tant que dispositif de traduction auprès de publics malvoyants et aveugles, la jeune femme a développé deux prototypes à partir de Bannière de l’exposition « Prisme d’yeux » (1948), la peinture de Pellan. L’un traduit les formes du tableau abstrait, l’autre, les couleurs.

« C’est comme la peinture à numéros. C’est vrai, insiste Patricia Bérubé. On a un numéro et une zone délimitée. » À ses yeux, la peinture à numéros est une porte d’entrée comme une autre. « Il faut partir de quelque part », se justifie-t-elle, convaincue de son rôle de défricheuse.

Elle propose la traduction tactile de couleurs, alors que jusque-là, les modules proposés dans le monde se limitaient à la forme, « à des fleurs en relief ». L’exception : la palette tactile brevetée en 2001 par un certain Marc Vankrinkelveldt, qui associait une couleur à une forme.

Tous aveugles

 

« Le discours des musées, ainsi que la prédominance de “l’ocularité” dans les approches de l’art ont longtemps favorisé l’accès à des publics plus généraux, physiologiquement aptes à tirer avantage d’une médiation principalement visuelle », avance le résumé du mémoire défendu ce printemps. La chercheuse a voulu changer la perception du terme « non-public », définissant la population exclue de l’expérience visuelle.

Patricia Bérubé cite notamment les recherches d’Élisabeth Caillet, pour qui « l’aveugle n’est pas un public particulier à traiter ». Dans le fond, dit Caillet, « nous avons tous à apprendre à voir et le cheminement de l’aveugle est au coeur de la démarche qui nous entraîne au musée ».

Nous avons tous à apprendre à voir et le cheminement de l’aveugle est au coeur de la démarche qui nous entraîne au musée

Le travail de Bérubé pointe aussi les efforts récents des musées pour s’ouvrir davantage. Des outils de médiation pour non-voyants, comme des cartels descriptifs en braille ou des plans en relief, ont fait leur apparition, tout comme des activités multisensorielles et tactiles.

Ces dernières concernent cependant surtout la sculpture. Les musées parisiens, comme le Louvre ou le Palais de Tokyo, font figure de pionniers avec leurs galeries tactiles, mises en place dès les années 1990. De son côté, le MBAM offre depuis quelques années de toucher, avec des gants, des Rodin et autres Suzor-Côté.

 

Le plaisir de découvrir

Patricia Bérubé a voulu élargir l’offre et rendre autonome la découverte à l’aveugle. La lecture en deux temps qu’elle propose lui a été suggérée par des malvoyants. Trop d’information d’un seul coup, c’était comme pas assez.

La nouvelle diplômée a réalisé sa recherche et ses prototypes en deux ans. Mais contrairement à Vankrinkelveldt, elle ne pense pas au brevet. « Ça prend une charte complète pour breveter », dit celle dont la palette se limite aux quatre couleurs du Pellan (noir, blanc, gris et rouge). Surtout, ajoute-t-elle, ses tests se sont limités à un petit groupe de cobayes, et aucun aveugle de naissance.

La femme n’aspire pour le moment qu’à continuer à approfondir ses recherches dans le cadre d’un doctorat. Traduire un tableau impressionniste, ses nuances de couleur et détails est un tout autre défi.

L’objectif premier pour cette altruiste de nature consiste à aider les gens. C’est d’ailleurs une boutade qui lui a donné son sujet de maîtrise. « Ce pourrait être Delacroix, s’est-elle dit, mais il a tellement été étudié… De toute façon, il y en a qui ne voient même pas les couleurs. »

Elle est arrivée à Pellan sur conseil de sa mentore, l’historienne de l’artEsther Trépanier. Patricia Bérubé cherchait une peinture aux contours clairs. « Tu offriras un autre point de lecture pour une oeuvre qui parle deregard », lui a suggéré Esther Trépanier.

Prisme d’yeux, c’est aussi le nom du manifeste, défendu par Pellan, qui appelait à reconnaître, avant le Refus global des automatistes, toutes les formes artistiques.

« Mon but, conclut Patricia Bérubé, c’est de redonner le plaisir de découvrir. Un plaisir qu’on perd quand on dépend de quelqu’un d’autre, de ce qu’il décide d’expliquer. »

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