La foire «Papier» passe à l’ère #MoiAussi

La 11e foire Papier, l’activité phare de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC), se tiendra cette semaine, teintée de plusieurs inédits. Cette première édition pour son directeur nommé en juin, Nikolaos Karathanasis, fera apparaître un prix d’entrée (10 $, le billet plein tarif). Elle aura aussi un nombre plus grand que jamais de tables rondes (9). Enfin, point non négligeable et presque tabou : l’événement printanier est le premier à se tenir dans la foulée des scandales des inconduites sexuelles.
Presque six mois se sont passés depuis que le secteur québécois des arts visuels a été éclaboussé par des dénonciations pour comportements inappropriés. En novembre, La Presse a publié une enquête accablante à l’endroit du collectionneur François Odermatt. Des femmes y témoignaient d’inconduites et d’agressions sexuelles, que le collectionneur a niées en bloc.
À une semaine de l’ouverture, la fébrilité pré-Papier est palpable et le directeur de l’AGAC, s’il ne cache pas son enthousiasme, insiste pour dire que son organisation a soigneusement tout pesé. Le cas Odermatt n’a pas été pris à la légère, assure Nikolaos Karathanasis. La foire servira, espère-t-il, à discuter sur les mesures à prendre pour empêcher que de tels comportements inappropriés ne se reproduisent.
Il a d’abord fallu dissiper les malaises. En effet, il avait été prévu que la 11e foire Papier revienne là où la 10e édition s’était tenue : à l’Arsenal, le complexe de Griffintown dont Odermatt était un des actionnaires jusqu’à tout récemment et où ses oeuvres ont souvent orné les murs. « On a eu la confirmation que, depuis trois ans, [Odermatt] n’est plus impliqué à l’Arsenal, ni personnellement ni financièrement », dit Nikolaos Karathanasis.

Hugues Charbonneau, propriétaire de la galerie qui porte son nom, était prêt à se dissocier de l’AGAC si une telle vérification n’avait pas été faite. Il a aussi été rassuré lorsqu’il a découvert le programme de la foire. Les sujets annoncés en table ronde lui ont paru plus pertinents que jamais, notamment celui intitulé « Le plafond de verre : la place des femmes dans le milieu de l’art contemporain ».
« Il faut aller beaucoup plus loin, estime-t-il. On n’est pas au bout du processus. Tout le milieu doit se réunir, réfléchir. L’AGAC, elle, a un positionnement déontologique à prendre. »
Parler de parité
« Quand il s’agit de situations si extrêmes qui durent si longtemps, ce n’est pas en six mois que ça se règle. Ce qui est important pour nous, c’est d’organiser une table ronde sur le sujet. La place des femmes dans l’art contemporain, il faut en parler, trouver des solutions. Il y a eu prise de conscience, ça suit son cours », soutient le directeur de l’AGAC.
La table ronde sur les femmes est l’initiative d’Émilie Grandmont-Bérubé, la directrice de la galerie Trois Points et présidente du conseil d’administration de l’AGAC jusqu’en 2017. C’est aussi elle qui avait exposé, lors de la 10e édition, une oeuvre de Natalie Reis (Happy Ending) qui racontait, sans le dire, un viol.
Un an plus tard, et six mois après les révélations du quotidien La Presse, Émilie Grandmont-Bérubé croit que le bannissement des comportements inadéquats passe par la parole. « Pas nécessairement parler d’agression. Ça prend des discours porteurs, qui ouvrent vers d’autres choses. Comme la question de la parité, de la juste représentation femmes-hommes dans nos galeries. »
Le sujet l’obsède au point qu’elle-même a quantifié le nombre d’artistes femmes dans les galeries de l’AGAC. Et alors, satisfaisant ? « Oh, boy ! Ben non, dit-elle en cherchant les statistiques dans un calepin. Seules 4 galeries sur 40 ont la parité, et 4 autres ont moins de 16 % de femmes. La moyenne tourne autour de 25-35 %. Et parmi les galeries paritaires, trois sont dirigées par des femmes. »
À ses yeux, la parité est un principe logique pour briser les abus de pouvoir. « La parité et le harcèlement, l’abus de pouvoir, sont liés. Tous les cas de harcèlement viennent d’un déséquilibre de pouvoir. Ce n’est pas de la pitié », tonne-t-elle, en référence à la récente sortie de la comédienne Sophie Lorain.

La foire Papier et la table ronde que la directrice de Trois Points animera lui apparaissent comme l’occasion de corriger ces « biais, conscients ou pas ». À ses côtés, elle a invité une artiste (Olivia Boudreau), un homme (le directeur du Musée d’art contemporain, John Zeppetelli) et une historienne de l’art (Esther Trépanier), qui dépoussiérera nos préjugés historiques.
Code de déontologie
Si Hugues Charbonneau juge que l’AGAC est sur la bonne voie, il note cependant que, sur papier, beaucoup reste à faire. Il aimerait que chacun de ses collègues affirme la tolérance zéro, ce que lui a fait auprès de ses employées et de ses artistes.
« Ça ne coûte rien de faire ça. Dire à son équipe qu’on est près d’elle. Savoir ce que le patron pense, c’est déjà un incitatif pour que la chose ne se produise pas et pour que, si ça se produit, la [victime] ne subisse pas dans le silence », estime-t-il. Le galeriste voudrait que l’AGAC mette en place un système forçant un tel engagement.
L’association n’est pas un ordre professionnel avec possibilité d’interdire, en cas de non-respect des règles, l’exercice du métier. Elle a néanmoins un code de déontologie signé par chaque galerie au moment du renouvellement annuel de son adhésion. Or, a noté Hugues Charbonneau, dans ce code, le mot harcèlement n’apparaît nulle part.
Dans le code accessible en ligne, il est stipulé que la galerie membre doit « exercer ses activités en conformité avec les règles morales et déontologiques ». On y parle aussi d’un comité de discipline « chargé de traiter des questions relatives à la conduite professionnelle ». Sans préciser s’il s’agit d’affaires ou de moeurs sexuelles.
Nikolaos Karathanasis reconnaît que des discussions sont en cours pour modifier le code déontologique. « Le conseil d’administration fera ses suggestions, et l’ensemble des membres devra voter », explique-t-il au sujet du processus à suivre.