Le désir d’immatérialité dans l’oeil de Denis Farley

Dans l’oeuvre du photographe Denis Farley, présentée ces jours-ci dans deux centres d’art, vous trouverez plusieurs séries d’images exposant le monde de la technologie et — en négatif — l’imaginaire qui lui est associé…
Au centre Plein sud, de grandes photos de la série Networks,prises entre 2013 et 2017 et faisant penser à des all-over de Jackson Pollock, donnent à voir le dos de serveurs informatiques avec leur gigantesque réseau de câbles colorés. Au centre Expression de Saint-Hyacinthe, le réseau exposé se complexifie encore plus. Dans Parallels Networks Series (2016-2017), Farley traque aussi tous ces types d’installations permettant l’émission, la captation ou le relais d’ondes — entre autres téléphoniques — des installations placées aux quatre coins de nos villes et de nos campagnes.
Ici, des tours de communications coiffent un immeuble d’habitation, là elles se greffent à un château d’eau. Plus loin, elles se sont infiltrées dans le clocher d’une église et sur la tour centrale de l’Université de Montréal, édifiée sur le mont Royal. Dans les photos de Farley, la technologie semble partout, parasitant tout notre univers. On dirait presque une invasion extraterrestre… Et ce n’est pas un phénomène nouveau. Dans des photos prises au milieu des années 1980, Farley expose les locaux abandonnés, presque en ruine, du poste émetteur de Contrecoeur, construit par Radio-Canada en 1937 et fermé en 1979.
Matière immatérielle ?

Pourtant, ces images font plus que signaler l’omniprésence dans nos espaces de ces technologies de communications et de leurs ondes invisibles. Elles ne font pas que rendre observable cette technologie qui se dissimulerait un peu partout, qui s’est insinuée dans nos espaces publics et même privés à travers nos téléphones, nos ordinateurs… On dit même que certains se rendent aux toilettes avec leur cellulaire.
C’est pourtant sur cette piste que pourrait nous lancer, entre autres, cette image de Farley montrant une de ces caméras de surveillance qui, depuis une trentaine d’années, au nom de notre sécurité, se sont immiscées partout dans notre environnement. Les caméras sur nos ordinateurs ne permettraient-elles pas elles aussi de nous espionner à notre insu ? Néanmoins, ces images disent plus que cela.
L’oeuvre de Farley nous met plus profondément devant notre désir d’une technologie qui incarnerait un monde prétendant aller vers une forme de dématérialisation. Par exemple, tout le discours qui entoure ces technologies ose prétendre à une libération de l’assujettissement de l’homme au monde matériel et aux contraintes physiques, alors que paradoxalement, irrationnellement, la technologie nous a encore plus asservis au travail et au monde matériel. Les images de Farley nous rappellent comment, dans le domaine de la technologie, nous voulons une immatérialité s’apparentant à de la pure magie. Grâce à la technologie, nous espérons nous affranchir de la matérialité, de ses contraintes et de ses limites, même celles de la technologie. Nous voulons des nuages d’informations et des nuages de données flottant on ne sait où, presque sans limites de stockage, dans un monde désincarné et presque divin. Pourtant, ces données « immatérielles » sont bel et bien accumulées quelque part dans de bien réels ordinateurs. D’ailleurs, Farley expose aussi une série de photos de ciels remplis de nuages qui évoquent sans nul doute ces clouds que les compagnies d’informatique nous vendent en argent bien concret.
Voilà un désir d’immatérialité qui a des relents presque religieux. Autrefois, c’était le discours divin qui, à travers la parole du curé, s’immisçait, rayonnait partout jusque dans nos chambres à coucher ; maintenant, c’est l’idéologie des technologies et de la connectabilité instantanée qui, en tous lieux, dicte sa loi. Cette technologie, à travers Internet, espionne même nos fantasmes sexuels que nous pouvons taper sur des moteurs de recherche.
Signalons que cette exposition est accompagnée d’un catalogue parcourant la carrière de Denis Farley, qui s’étale sur près de 40 ans. Le catalogue comporte un texte signé par l’historien de l’art Vincent Lavoie, qui est aussi le commissaire des deux expositions à l’affiche.