De l’assassinat comme un des beaux-arts

Vue de l’installation de Natascha Niederstrass chez Circa art actuel
Photo: DPM Vue de l’installation de Natascha Niederstrass chez Circa art actuel

Bien des théoriciens ont établi de sérieux parallèles entre l’histoire de l’art et les enquêtes policières. C’est la lecture qu’ont entre autres développée Edgar Wind et Enrico Castelnuovo. Certains ont même décrit l’histoire de l’art comme une esthétique de la trace ou de l’indice. Cette comparaison intéressante laisse pourtant en suspens une question inquiétante : en art, qui a commis le « crime » ou le « délit » sur lequel l’historien enquête ? L’artiste ?

Ces liens entre art, histoire de l’art, enquêtes et méfaits ont été mis en scène dans la démarche de l’artiste Natascha Niederstrass depuis plusieurs années. En 2011, dans une série intitulée L’affaire de Camden Town,Niederstrass s’appropriait par la photo des tableaux et dessins de Walter Sickert, artiste qui avait recréé, vingt ans après les faits, des scènes de meurtres commis par le tristement célèbre Jack l’Éventreur. Sickert semblait être très bien informé… Trop ? Était-il un proche du tueur ? Se pourrait-il même qu’il ait été le célèbre assassin ? C’est l’hypothèse que l’auteure Patricia Cornwell soutint dans son livre Portrait of a Killer en 2002. Ses oeuvres seraient alors comme des indices qu’il aurait laissés pour la postérité.

Tout est alors dit sur la nature que l’on prête à l’image — qu’elle soit peinture, photographie ou de toute autre essence. Dans cette oeuvre, Niederstrass soulignait comment l’image est un outil permettant de mieux comprendre le monde et les limites du regard et des images pour analyser le réel.

Portrait de l’artiste en assassin

Cette fois-ci, Niederstrass se penche sur le dossier Marcel Duchamp. Inventeur du ready-made, serait-il lui aussi à placer dans la catégorie des tueurs en série ? Pour certains, il aurait tué en art toute notion de savoir-faire afin de donner naissance à l’art conceptuel qui n’a même pas besoin d’être réalisé, qui peut n’être qu’une pensée. Un crime parfait, sans aucune trace, sans que la main de l’artiste laisse des empreintes ? Duchamp joua d’ailleurs souvent sur son statut de « criminel » artistique. En 1923, il fabriqua même une fausse affiche — Wanted $2000 Reward — le représentant en fugitif dont la tête aurait été mise à prix…

Niederstrass revient sur la dernière oeuvre de Duchamp, intitulée Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, véritable énigme qu’il élabora durant vingt ans, entre 1946 et 1966. Dans cette installation posthume — visible de nos jours au Philadelphia Museum of Art —, Duchamp donne à voir une femme nue (morte ?), au mont de Vénus sans poil, qui semble abandonnée dans un terrain vague. Dans son installation fragmentée en deux (découpée en deux ?), Niederstrass fait un lien entre cette oeuvre énigmatique, troublant testament artistique, et le meurtre d’Elizabeth Short survenu en 1947 en Californie.

Le corps de cette starlette surnommée Black Dahlia (son histoire donna naissance à un film de Brian de Palma portant ce même nom) fut retrouvé nu, sans poil, dans un terrain vague… Duchamp se serait-il inspiré de ce meurtre ? Si oui, pourquoi ? Voilà le mystère devant lequel Niederstrass nous place.

Cette oeuvre cache peut-être en fait un autre meurtre, celui-ci symbolique, d’une amie de Duchamp, la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, qui est certainement la véritable créatrice du ready-made Fontaine (1917), urinoir que Duchamp se serait approprié par la suite. Cette femme, que Duchamp a montrée dans un film se rasant le pubis, est morte en 1927 à cause d’un bec de gaz défectueux, laissant peut-être au père du ready-made la possibilité de récupérer Fontaine — sorte de chute d’eau — comme étant son invention. Duchamp ne disait-il pas qu’un ready-made pouvait être fait à partir de n’importe quoi, même à partir de l’oeuvre d’un autre artiste ? L’installation Étant donnés serait alors une confession posthume cryptée.

Cela nous change de l’idée que c’est le critique qui tient le rôle de l’assassin dans le milieu de l’art !

La rupture comme récit littéraire

On profitera de cette visite à Circa pour visiter la non moins troublante expo de Yannick De Serre, Tergiverser vers le vide. Celui-ci a demandé à des proches de lui écrire une hypothétique lettre d’adieu. Le résultat s’incarne dans une installation où on retrouve entre autres un sécateur, un exemplaire du livre Notre coeur de Guy de Maupassant abandonné sur le sol, mais aussi des lettres paradoxalement très belles.

Behind Closed Doors : Body of Evidence (version française)

Natascha Niederstrass. Circa art actuel jusqu’au 10 mars.



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