Dans les méandres de paysages intérieurs

Ève K. Tremblay, «Bactéries angéliques sur roche», 2017
Photo: Occurrence, espace d’art et d’essai contemporains Ève K. Tremblay, «Bactéries angéliques sur roche», 2017

C’est un solo pas comme les autres pour Ève K. Tremblay, qui présente pour la première fois des peintures et des dessins, disciplines pour lesquelles elle est autodidacte. Elle fait d’ailleurs preuve de retenue en ne les offrant pas d’emblée au regard dans son exposition chez Occurrence, qui s’ouvre plutôt avec des photographies, plus près de ce qu’on lui connaît, mais néanmoins engagées sur des voies différentes.

Dans ses images, l’artiste met en scène des modelages de céramiques, autre nouvelle technique qu’elle explore après l’avoir vu pratiquer depuis l’enfance par son père, Alain-Marie Tremblay. Ses céramiques et leurs représentations — ou plutôt l’univers de leur fabrication élu comme théâtre d’histoires inventées — ont déjà fait l’objet d’une exposition en 2015 au Musée d’art contemporain des Laurentides, aux côtés de créations du paternel.

Or, le plus audacieux tournant de l’artiste est dû à sa mère, dont les problèmes récents de maladie mentale ont fait basculer sa pratique. Regroupés dans la seconde pièce, les dessins et les peintures disent combien l’urgence de créer et le besoin du contact direct avec la matière ont défié tous les interdits que l’artiste a déjà pu avoir, quitte même à dépayser ses plus fidèles adeptes.

Lors de sa première expo solo en 2000, à Occurrence justement, où elle fait un premier retour, ses photos adroitement composées, et séduisantes, jetaient un regard trouble sur le monde des collèges privés pour filles, à l’orée de l’âge adulte. Ordre et discipline se fracturaient, laissant poindre imagination et réalités psychiques. Avec le récent corpus, tous les repères de vérité semblent prendre le bord et les croyances, mises en doute.

Abandon de la maîtrise

Photo: Ève K. Tremblay Ève K. Tremblay, «Petites psychiatres escaladant les paysages-esprits-microbiotes», 2017, acrylique sur toile

Déliée de la maîtrise qui caractérise son travail en photo, l’artiste aborde la céramique, le dessin et la peinture en poursuivant des enjeux imprégnés d’intérêt pour les sciences et la mémoire. Les poteries résultent d’un processus que le titre de l’expo connote d’une allusion proustienne, les« madeleines minérales » étant des miniatures abstraites et disposées dans des paysages que les photos magnifient. Les écarts« entre les feux » renvoient, quant à eux, aux différentes étapes de cuisson des céramiques.

Les photos restituent des instants uniques que les porcelaines qui les côtoient au mur additionnent, étant le fruit de plusieurs cuissons exigées pour l’application de glaçures et différents transferts d’images (collages, dessins, photos). Tel un feuilleté, des temporalités hétérogènes se trouvent ainsi cryptées dans l’objet façonné avec la fragilité et la discrétion des souvenirs loin enfouis, quoique tenaces. Le cadrage serré des images trompe la perception de l’échelle de ces modelages qui sont bien des miniatures élégamment intégrées aux roches, au sable et à l’écume de mer, alors que leur titre évoque le monde invisible des bactéries.

Imagerie scientifique

 

La suite de l’expo écarte la photo et se déploie en porcelaines, en dessins et en peintures, au sol et au mur. La gestualité et la touche de l’artiste, avec les crayons ou les pinceaux, s’affirment là où la main s’effaçait au profit de la clarté descriptive de l’image photo. Le regard bute alors contre la matière travaillée avec expressivité, intuition et naïveté. Sur ce spectre opposé du langage plastique, l’artiste explore encore le paysage où s’emboîtent des points de vue et des échelles différents. Les scènes sont évocatrices de relief en montagnes et de la silhouette de Manhattan, des territoires fréquentés par l’artiste qui vit entre Montréal et New York.

Motifs et titres des oeuvres renvoient aussi librement à l’imagerie scientifique et à des figures pionnières de microbiologie et d’informatique (Lynn Margulis, Ada Lovelace), qui ont des horizons, semble-t-il, contraires aux moyens plastiques rudimentaires qui les suggèrent. Les images sont également peuplées d’« autoportraits » et de « petites psychiatres ». Elles ancrent la production dans le vécu très personnel de l’artiste, qui avoue en avoir fait un exercice libérateur, voire thérapeutique.

Il en résulte un corpus senti et déstabilisant dont la portée artistique est aussi difficile à apprivoiser qu’à mesurer. Courageusement, Ève K. Tremblay fait ainsi des attentes et des idées préconçues sur son travail des repères eux aussi à remettre en question.

Madeleines minérales. Entre les feux

D’Ève K. Tremblay. À Occurrence espace d’art et d’essai contemporains, 5455, rue de Gaspé, local 108, Montréal, jusqu’au 3 mars.

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