Regarder devant avec elles pour les arts visuels

Elles s’affairaient, tout au début de ce janvier glacial, à mettre la main finale à leur montage. L’une avec ses oeuvres dans la galerie, l’autre devant l’ordinateur pour son essai vidéo. Les expositions respectives de Jeanie Riddle et de Maryse Goudreau seront parmi les premières à lancer la saison hivernale. Lors de notre visite, tout indiquait qu’elles le feraient avec une note d’espoir.
Pour Jeanie Riddle, les échos de la Marche des femmes, tenue le 21 janvier 2017, résonnent encore. « Mon inspiration vient surtout des affiches qu’on voyait […]. Il y en avait une sur Internet tenue par une petite fille avec un dessin à la Cy Twombly [artiste américain] et j’ai pensé : c’est là où ça commence, avec l’art. Si on a un message, on peut le montrer sur des toiles. »
Les messages sont allusifs dans ses toiles arborant de larges plans organiques, des compositions abstraites révélées par des couleurs toniques. Radicalement joyeuse, la palette chromatique insuffle une énergie à elle seule révélatrice des mots positifs qui l’ont précédée. « Je commence vraiment à écrire des mots, puis je trouve des formes dans la peinture », explique l’artiste heureuse d’évoquer le travail en atelier, son terrain de jeu.
Si les mots ne se décodent pas dans la peinture acrylique, les formes déduites, elles, suggèrent. Pour preuve, la toile qui donne son titre à l’exposition : Open Letter to the Women. « J’y vois la silhouette d’une personne manifestant dans les années 1960, la main levée », confie l’artiste. Et avec elle, un hommage discret à l’artiste Corita Kent (1918-1986), religieuse catholique défroquée, qui prodiguait des messages pacifistes en sérigraphies vivifiantes.
Ce salut au féminisme de la seconde vague s’élargit pour Jeanie Riddle alors que Trump se fait le porte-voix du racisme et de la misogynie. « Je veux amplifier l’idée que je ne parle pas juste du féminisme, mais aussi de tous les mouvements dans le monde présentement. Ce n’est pas juste un homme blanc qui peut diriger, il y a beaucoup d’autres voix […] C’est ça, la couleur, aussi, c’est de voir qu’on est sur un spectre, c’est pas juste noir et blanc. »
Son travail cultive d’ailleurs les ambiguïtés. Ses gestes picturaux versent dans la sculpture et l’installation à la faveur de pièces de mobilier détournées en guise de support pour des toiles pliées, des accumulations de latex et de la pâte polymère modelée. Retailles de matière et débris collatéraux sont aussi intégrés « parce qu’on gaspille beaucoup et il faut penser à tout », dit celle qui se fait un point d’honneur de ne rien jeter.
Écoféminisme

Ce sont les restes du passé qu’ausculte Maryse Goudreau, celui dont les récits sont éteints ou les images manquantes. D’où sa propension à constituer des archives, ce qu’elle fait depuis 2012 autour du béluga, espèce en déclin. « […] j’extirpe et crée des images, écrit-elle, qui ne seront plus dès lors de nature scientifique, documentaire ou politique. […] Pour chaque projet de mon archive, il existe une boîte pour douter, se souvenir, apprivoiser et adopter une position qui ne peut plus feindre la neutralité. »
L’essai vidéo Mise au monde, l’opus fraîchement livré de cet ensemble, l’a menée jusqu’en Russie, « sans permission de filmer », dit-elle avec entrain, soulignant l’exploit. Le fil directeur de cette aventure est le transport du béluga, auquel le sauvetage récent de bébés a pu donner des images saisissantes, mais qui trouve ses racines dans Pour la suite du monde (1963) de Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière, deux sources évoquées par l’artiste.
Suivant les habitants de L’Isle-aux-Coudres qui, pour la mémoire de leurs enfants, avaient refait la pêche aux bélugas devant la caméra, Maryse Goudreau a simulé le transport du mammifère avec une dorsale en marbre blanc. C’était avant qu’elle tombe, en Russie, sur la piste d’un marché d’exportation réel du béluga, dans ce pays qui en est le leader mondial, quoiqu’incapable d’en faire la reproduction, révèle son film. Chez lui, déclare un des protagonistes russes rencontrés, il n’y a pas un seul cas recensé de naissance en captivité.
Alertée par ce désastre, l’artiste exhume des événements personnels et collectifs, qu’elle joint dans une constellation inventée. « Le projet est parti du terme “pouponnière de bélugas”, que les écologistes ont fait connaître en luttant pour la préservation de leur habitat naturel dans le Saint-Laurent, au large de Cacouna. Sur une plage d’Anticosti, j’ai aussi croisé une carcasse de bébé béluga. C’était comme un signe venu à moi », avance celle qui a été faite, en décembre, première lauréate du prix Lynne-Cohen (MNBAQ).
Statut précaire et disparition sont dans le propos comme dans la forme de l’oeuvre. « Je souhaite amener le sujet de manière sensible, pas avec le poing fermé, mais avec le désir de réparer, de prendre part, et je pourrais citer le titre d’un nouveau recueil de réflexions écoféministes en disant même Faire partie du monde [les Éditions du Remue-ménage, 2017] ».
Aller de l’avant
Au moment d’écrire ces mots, Maryse Goudreau était fébrile d’avoir sa première expo dans un centre d’artistes montréalais, chez Dazibao, partenaire diffuseur avec PRIM de la résidence ayant soutenu la production. La Mise au monde de l’artiste se veut un appel, une réflexion sur la suite des choses, sur le « legs pour les prochaines générations ». Elle composera un autre chapitre de ses archives sur l’histoire sociale du béluga cet été à Churchill (Manitoba) où, en juillet, « se trouve le plus grand rassemblement de bélugas sur la planète ».
Jeanie Riddle tient quant à elle sa troisième expo chez le galeriste privé qui la représente, Antoine Ertaskiran, avec qui elle sera dans une foire à Los Angeles plus tard cet hiver. « Je suis privilégiée comme artiste visuelle à Montréal. […] J’aimerais être un modèle pour d’autres femmes… pour ma fille ! »
L’ancrage dans le passé, voire l’hommage aux figures inspiratrices, c’est le point partagé par ces artistes qui, résolument, nous disent en 2018 de regarder devant. « The future is female », disait et dit encore le slogan.
Repères biographiques
Jeanie Riddle est née à Montréal en 1969. Après avoir vécu à San Francisco dans les années 1990, elle a fait des études en arts visuels à Concordia, où elle a été diplômée d’un baccalauréat (2002) et d’une maîtrise (2005). Elle vit et travaille à Montréal.Maryse Goudreau est née en 1980 à Pointe-à-la-Croix. Diplômée de Concordia en arts visuels avec baccalauréat (2011) et maîtrise (2016), elle vit et travaille à Escuminac (Gaspésie) et à Montréal.
Des expos à surveiller

En plus de la photo, Ève K. Tremblay a osé la céramique, le dessin et la peinture. Les résultats feront son expo dès janvier chez Occurrence, explorant les liens symbiotiques du vivant.
Karilee Fuglem fera l’installation devant le public de son délicat travail. L’invitation de son galeriste Pierre-François Ouellette s’inscrit en marge d’Art souterrain, dont l’édition sur le thème « Labor Improbus » aura lieu en mars.
Kapwani Kiwanga (née à Hamilton, Ontario) est une vedette montante établie à Paris et prisée partout à qui le Centre Clark offre le premier solo au Québec. En cours déjà, l’expo met en scène des fictions géographiques.
La galerie Division fera les choses autrement en donnant carte blanche à la commissaire invitée Aseman Sabet. Elle réunira en mars des artistes de la galerie avec d’autres par Affinités électives, liant arts, sciences et extrasensibilité humaine.
La directrice de la Fonderie Darling, Caroline Andrieux, y va aussi pour son titre d’un emprunt littéraire. Avec les Buveurs de quintessences, elle présentera des oeuvres se mesurant à l’infini, dont celle de l’Hongrois Janos Sugar, un feu de camp gardé actif. Dès le 22 février.
Mise en avant par les expos de groupe, la figure du commissaire fera l’objet d’une résidence participative par Sepake Angiama, dans une formule sortant des sentiers battus à la galerie SBC ce samedi.
La rétrospective chez Vox par la commissaire Véronique Leblanc du collectif russe Chto Delat (notre photo) promet d’éclairer les résistances politiques s’exerçant contre le régime de Vladimir Poutine. Du 14 février au 31 mars.