Le Dante et Virgile aux enfers de Delacroix s'expose au Louvre
Paris — Au Salon de 1822, un jeune peintre de 24 ans, inconnu du grand public mais avide de reconnaissance, tente de forcer son destin, en exposant un tableau à la fois ambitieux et provocateur, intitulé Dante et Virgile aux enfers.
Pari réussi au-delà de ses espérances: ce coup d'essai se transforme en coup de maître et ouvre la voie de la notoriété à son auteur, un certain Eugène Delacroix.L'exposition que présente le musée du Louvre à partir de demain et jusqu'au 5 juillet est tout entière consacrée à ce tableau, sa genèse, les éclairages apportés par d'autres oeuvres de son créateur et d'artistes contemporains, mais aussi les prolongements suscités par ce chef-d'oeuvre auprès d'illustres successeurs (Manet, Rodin).
Une cinquantaine de peintures, dessins et sculptures sont donc révélés aux visiteurs dans la salle de la Chapelle, dans l'aile Sully du Musée du Louvre, «comme autant d'indices troublants d'une enquête savante et flamboyante sur le génie d'Eugène Delacroix» (1798-1863), souligne le dossier de presse de présentation.
Au coeur de l'exposition, cette grande toile (1,89 mètre de hauteur sur 2,42 de largeur), une des pièces importantes des collections permanentes du Louvre, dont le titre fait référence à une scène racontée par Dante (1265-1321) dans sa Divine Comédie: le poète italien imagine effectuer un voyage initiatique en enfer en compagnie de son illustre prédécesseur latin, Virgile (70-19 av. J.-C.).
Le tableau frappe par sa conception sombre et dramatique, l'expressionnisme de certaines figures, un trait impétueux et lâché, par son mouvement, sa force et son romantisme: Dante et Virgile, debout sur une barque, franchissent le lac agité qui entoure la cité infernale de Dité et dans lequel se tordent des damnés.
Avec ce Dante et Virgile aux enfers, Delacroix prend pleinement conscience de la puissance de son inspiration. «C'est un coup de fortune que je tente», écrit le jeune peintre à sa soeur à l'approche de l'ouverture du Salon, lieu d'exposition des artistes contemporains, qui constituait alors l'événement le plus important de la vie artistique, où les réputations se faisaient et se défaisaient.
Delacroix réalise en trois mois à peine ce premier chef-d'oeuvre. Il travaille dans l'urgence, multipliant les dessins préparatoires pour chaque personnage, comme le veut la tradition. En même temps, sa précipitation le contraint à une manière un peu brouillonne.
Les résultats de ce «coup de fortune» dépassent les espérances de l'artiste. La toile est immédiatement achetée par les musées royaux. Tout en louant l'énergie admirable des nus (les damnés), les critiques d'obédience classique déplorent la touche «hachée et incohérente». L'écrivain Étienne-Jean Delécluze va même jusqu'à qualifier l'oeuvre de «vraie tartouillade». À l'inverse, l'homme politique Adolphe Thiers s'enthousiasme: «Je ne crois pas m'y tromper, M. Delacroix a reçu le génie».
Et, si l'on en croit la postérité de l'oeuvre et de l'artiste, Thiers effectivement ne s'y était pas trompé. En témoignent, dans cette exposition, une étude d'Édouard Manet (1832-1883) d'après le Dante et Virgile de Delacroix, ou ce Torse d'Ugolin assis d'Auguste Rodin (1840-1917), qui illustre une sorte de filiation entre le peintre romantique et le grand sculpteur.
Deux autres manifestations sont organisées au musée du Louvre en écho à cette exposition principale: la présentation de 72 dessins, aquarelles, pastels et albums de Delacroix, dont un exceptionnel carnet de dessins, nouvelle acquisition du musée exposée pour la première fois (aile Sully, salles 20 à 23, du 9 avril au 5 juillet) et une sélection de dessins et aquarelles réalisés par l'artiste contemporain Miquel Barcelo (né en 1957) pour l'illustration de la Divine Comédie de Dante (mêmes dates).