L’or de la photographie ou le rêve des argonautes révélé

« De l’or ! On a trouvé de l’or ! » L’histoire des ruées vers l’or est en quelque sorte celle d’un monde capable d’oublier son humanité jusqu’à plonger dans la plus profonde abjection, pour peu que promesse lui soit faite de parvenir à s’enrichir. En Amérique, au XIXe siècle, cette quête fébrile de l’or constitue la riche histoire de gens souvent pauvres qui vivent néanmoins convaincus qu’ils sont des millionnaires en puissance dont seules les circonstances retardent quelque peu le triomphe.
Ces emportements aussi tragiques que contradictoires, l’écrivain Jack London comme Charlie Chaplin les auront exploités dans leurs oeuvres respectives consacrées à la quête de l’or. Mais comme le montre l’exposition qui vient de débuter du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, ce théâtre donne aussi à voir un formidable révélateur des usages de la photographie.
Même s’il y a eu des fièvres de l’or partout, y compris en Beauce et dans les Cantons de l’Est, c’est plutôt aux images mythiques des argonautes de la Californie et des aventuriers du Klondike que l’on songe d’emblée et auxquelles s’attache d’ailleurs cette exposition. Nous voici en somme devant un type d’homme : le chercheur d’or de l’Amérique du XIXe siècle. Qui est-il ?
Richesse du rêve
Au-delà de leur quête du métal précieux, ces gens habitent une image d’eux-mêmes que la photographie va leur permettre de projeter. Cette exposition d’images uniques a été préparée par Luce Lebart, directrice de l’Institut canadien de la photographie. Elle permet de voir, d’une part, l’extrême précision des images issues des premiers procédés photographiques et, d’autre part, comment la photographie aide à redéfinir les cadres usuels de la représentation dans cette incroyable aventure.
Les chercheurs d’or se refusent en effet à prendre les poses usuelles de ceux qui posent d’ordinaire devant les optiques des photographes. Ces aventuriers veulent autre chose. Leur image va ainsi souligner un rapport au monde qui n’est pas sans exprimer la sauvagerie du capitalisme qui fait alors son nid sur le sol de l’Amérique.

Plutôt que les poses sages empruntées aux peintres par les photographes, ces personnages qui veulent fixer leur image pour la postérité s’affichent dans une inversion apparente des références anciennes. L’extrême précision du daguerréotype, le procédé photographique inventé par Louis Daguerre, permet de montrer une humanité dans une dimension jamais vue jusque-là de cette façon. Voici ces hommes qui posent fièrement avec leurs habits frustes. Non, ils n’enlèvent pas leur chapeau de feutre comme on le ferait avant de se mettre à table. À la main ou à leur ceinture, on voit des armes, des poignards. Ils n’hésitent pas non plus à montrer leurs pioches, leurs pelles, leurs écuelles cabossées. Devant eux aussi, des bouteilles d’alcool, des verres… On devine que ces alcools sont du type de ceux qui décapent la gorge et brûlent l’estomac. Ces visages rendus avec la netteté unique du daguerréotype, puis par des procédés moins coûteux comme le ferrotype ou l’ambrotype, semblent tous ou presque avoir été battus par la poussière. Les têtes sont fières. Les cous sont serrés par des lavallières sommaires ou des noeuds papillon de composition. Tout est terne et en apparence du moins usé par la poussière. Mais leurs yeux brillent, comme l’or dont ils sont avides.
Pour ces adolescents qui jouent les durs ou ces hommes d’âge mûr qui retombent en enfance pour trouver de l’or, se faire photographier ainsi n’est pas banal. La photographie a pour fonction de sécuriser leur identité et, partant, leur rapport au monde. Se voir pour pouvoir se montrer : en définitive, cela vaut bien de l’or. Ce n’est pas tout, montre cette exposition. Les photographies des lieux qu’ils détruisent à coups de bâtons de dynamite ou d’usage massif d’arsenic servent aussi à prouver qu’ils en sont bien les propriétaires. Voyez, disent ces images, je suis ici. Et ici, même lorsque tout est à ce point détruit, c’est chez moi.
La photographie sert ainsi à solidifier un rêve de soi. Elle cristallise l’expression d’une volonté. Les photographes lancés eux aussi dans cette aventure le savent et en profitent. Ils mettent à profit leurs talents de retoucheurs. Les traits de leurs sujets sont rehaussés au pinceau. Ici du bleu, là du rouge. On utilise aussi le bronzine pour simuler le lustre des boutons, des montres, des colliers. L’or, voyez-vous, cela doit se voir même à l’époque où tout de la photographie n’est que nuances de gris. Les retouches ont pour fonction de permettre qu’à force d’user du faux on touche à la vérité que l’on souhaite atteindre. Qui a dit que la photographie se saisit du réel ? Au contraire, elle illustre d’abord une idée de la vérité, comme le montre cette exposition remarquable, bien qu’on eût pu la souhaiter plus vaste.
L’or de l’image
Les grands industriels de la photographie, la compagnie Kodak par exemple, furent des propriétaires ou des actionnaires de mines d’argent. Pour produire des photographies, il fallait en effet pouvoir compter sur l’emploi de sels d’argent. C’est par l’usage de l’argent que la photographie devint une affaire en or pour ces industriels. Seulement, l’argent a ses défauts.
Les photographies argentiques finissent par ternir, se flétrir, s’évanouir. Elles perdent leur fraîcheur. Mais celles qui utilisent l’or à la place de l’argent restent lumineuses. Des photographies d’or ? Oui. Le procédé, bien que coûteux, fut assez largement utilisé. Il s’agissait, grâce à un virage dans des bains spéciaux, de trouver à remplacer les sels d’argent exposés à la lumière par de la poussière d’or. Cette exposition présente quelques-unes de ces images, doucement éclairées. Elles sont fabuleuses, fraîches et vives, comme l’impression que laisse cette exposition.