Montréal fait une place au «calligraffiti» arabe

La calligraphie arabe, art ancien, mystérieux et minutieux, quasi désuet dans ce monde hyperconnecté et fragmenté, aura désormais sa marque bien visible sur les murs de notre métropole. À l’invitation de l’événement Calligraphie transfrontière, le calligraphe et artiste de rue Karim Jabbari, Tunisien avec un fort ancrage à Montréal, appose un message d’unité sur la façade de la mosquée Al-Omah Al-Islamiah.
Tôt mardi matin, Karim Jabbari, fraîchement arrivé de Tunis, est déjà haut dans sa nacelle, amorçant l’arrière-plan de l’énorme murale qui l’occupera durant les trois prochains jours, coin Sainte-Catherine et Saint-Dominique, pour le compte de l’événement Calligraphie transfrontière.
Ce projet, pensé par la doctorante en études urbaines à l’INRS Hela Zahar, rameute les festivals d’art urbain Under Pressure et de culture orientale Orientalys et la plateforme d’animation scientifique étudiante Terrains vagues.
Pour Mme Zahar, la calligraphie arabe urbaine est un confluent unique entre des communautés de prime abord antagonistes : celles de l’art urbain, du monde arabe, des jeunes.
Arrivé à Montréal, déjà, Karim Jabbari avait trouvé un repère dans la façade de la mosquée de la rue Saint-Dominique, qui comportait des inscriptions arabes. « Depuis mon arrivée ici, je m’identifie à ce mur. Tu arrives dans un pays où tu ne connais personne… se rappelle l’artiste qui partage aujourd’hui sa vie entre Tunis et Montréal. Puis, un moment donné, tu tombes sur quelque chose de familier, avec des lettres arabes. »
C’est un honneur pour lui, affirme Jabbari, de remettre cette façade au goût du jour. « Ça fait toujours plaisir de passer ici et de revoir ce mur-là. Je sens que j’ai une grande responsabilité », ajoute-t-il en riant.
Un art d’ici ?
Jabbari a résidé à Montréal pendant 16 ans avant de reprendre la route de Tunis, au moment de la Révolution de 2011. Appelé par le renouveau de son pays d’origine, il a vu l’occasion de collaborer avec la jeunesse, pour enseigner la puissance de l’art et les bénéfices d’une pratique qui demande patience et pratique.
Le lettrage arabe, art ancien et minutieux, a été son vecteur créatif depuis toujours. Dans le souple mouvement des symboles orientaux, il a vu une façon de communiquer la beauté du monde. Ce qu’il ne dit pas, toutefois, c’est que cet art, à l’échelle des murs citadins, il en partage la paternité avec un autre street artist de renommée internationale, eL Seed. Et c’est ici, dans les entrepôts abandonnés de la gare Turcot et de l’usine Reed, qu’il a émergé.
« Franchement, Montréal, ça a joué un rôle très important, commente l’artiste. Parce qu’allier de la calligraphie [arabe] et le street art,ce n’était pas quelque chose que l’on voyait vraiment. J’ai eu la chance de m’asseoir avec eL Seed et on a commencé à travailler avec des lettres arabes et, des années après, je vois où est rendu le mouvement dans le monde. Je n’ai rien inventé, mais nous, on a mis l’accent sur ça, [faire comprendre que l’]on peut utiliser des lettres arabes. Et en fait, c’est l’inverse de ce que tout le monde croit : c’est un appel à l’ouverture. »
Des ponts culturels
Car il est là, le noeud de la démarche : interpeller les passants, locuteurs de l’arabe ou non, à travers la beauté de la forme, pour encourager les échanges.
« Nous, ça a toujours été ça, notre message : prôner l’ouverture et le respect des différences, ajoute Jabbari. Ici, il y a plus de 150 nationalités différentes qui cohabitent dans une seule métropole, dans une harmonie presque totale. C’est pour ça que j’aime Montréal. »
L’oeuvre véhiculera donc un message universel, précise l’artiste. Les lettres en kufi classique, l’une des plus anciennes formes d’écriture de cette langue, peinte en couleur de bronze sur fond noir, répéteront un motif précis qui évoquera l’unité. « C’est une phrase qui dit qu’il faut commencer par soi-même pour faire un changement dans le monde. »
Il tient à préciser que, bien que le mur de la mosquée Al-Omah Al-Islamiah soit le canevas de son oeuvre, celle-ci n’a pas de connotation religieuse.
Ce sont ces ponts culturels que Hela Zahar a voulu célébrer en créant, solidement aidée de Joëlle Rondeau, de Terrains vagues, la programmation d’une semaine de Calligraphie transfrontière. Car la murale signée Karim Jabbari sera l’une des réalisations les plus visibles de l’événement, mais il ne s’y limite pas : il s’agit d’un triptyque.
Lundi, Jabbari a donné un atelier de calligraphie lumineuse à des jeunes du Forum Jeunesse de Saint-Michel, et vendredi et dimanche, pour Orientalys, le prolifique muraliste offrira une autre performance de cette forme d’art qu’il a largement développée.
Aussi originaire de Tunisie, installée au Québec depuis une dizaine d’années, Mme Zahar travaille actuellement à sa thèse de doctorat sur les scènes de « calligraffiti » arabe de Montréal, Paris et Tunis.
« Ce projet s’inscrit dans mes recherches, évidemment, mais c’est aussi une façon de répondre à cette question que l’on doit souvent se poser : comment peut-on mieux intégrer les communautés culturelles ? On le voit avec tous ces réfugiés qui attendent à la frontière… La mondialisation nous oblige à nous poser ces questions. Montréal est un peu un exemple — en tout cas, elle essaie de l’être — de partage, d’acceptation de l’autre. »
Que dire de l’affirmation désormais contestée de M. Coderre, qui proclamait Montréal « ville sanctuaire » ? Rien n’est acquis, ajoute Joëlle Rondeau. « C’est un travail. C’est important de veiller à ce que les personnes soient protégées et se sentent en sécurité. »
Pour Karim Jabbari, la beauté et l’art sont certes un premier pas vers un changement des mentalités.
À noter que Karim Jabbari travaille à sa murale en marge du festival Under Pressure, qui se déroule du 9 au 13 août.
Les organisateurs invitent d’ailleurs le public à venir le voir former les lettres arabes avec la lumière lors d’une performance pour le compte d’Orientalys, vendredi et dimanche.