Un solo d’envergure inédite pour Beth Stuart

Intrigante, audacieuse et exigeante, l’exposition en cours de Beth Stuart a les qualités pour marquer le parcours de l’artiste. Alors que sa carrière connaît un envol notable, la galerie Battat Contemporary, qui la représente, annonçait récemment par voie de communiqué son imminente fermeture, près de dix ans après avoir ouvert ses portes. La nouvelle a saisi par surprise le milieu des arts visuels montréalais.
La Torontoise Beth Stuart est dans les premières artistes à avoir exposé son travail dans cette galerie en marge des autres pour avoir établi ses pénates dans l’ex-centré, mais dynamique quartier Mile-Ex. C’est le projet des propriétaires Joe Battat et Erin Slater Battat, un couple philanthrope désireux de soutenir des artistes actuels avec qui priment les rapports humains. « Ils travaillent de manière très organique et aiment les échanges basés sur l’amitié et la générosité », dit d’eux Daisy Desrosiers, à qui les mécènes ont confié la direction de la galerie il y a sept ans.
La galerie n’a d’ailleurs au fil du temps pris que quelques artistes sous son aile, dont Beth Stuart, pour qui c’est le troisième solo. Il s’agit d’un projet spécial, le résultat d’une carte blanche offerte à l’artiste par la directrice, qui a vu dans son retour de Paris, où elle a fait des résidences, et une importante exposition à venir au Power Plant (Toronto) en 2018, une conjoncture parfaite à saisir. Sans la confiance entre les partenaires et un suivi aussi sensible que rigoureux, cette exposition, dont la nature l’apparente à un « projet muséal », n’aurait pas vu le jour. Ce sont là des particularités propres aux manières de faire de la galerie, croit Mme Desrosiers, jointe au téléphone par Le Devoir alors qu’elle était en déplacement à l’étranger.
Théâtralité
Et pour cause. L’espace de la galerie a été intégralement transformé par la nouvelle production de l’artiste qui s’incarne dans une installation qui multiplie les emprunts à l’architecture et à des techniques artisanales singulières. Il s’en dégage un caractère étrange et à la fois chaleureux grâce à la palette dominée par des teintes de terre cuite et d’ocres rappelant les intérieurs des années 1970, et en cela pas si séduisant.
Une autre époque et d’autres lieux sont convoqués par les techniques employées par l’artiste, dont le plâtre vénitien et le galuchat, un cuir tiré de la peau de raie. L’intérêt vient de l’usage non conventionnel que l’artiste en fait. Elle les emploie pour fabriquer des pièces murales, qui se situent entre le tableau et le bas-relief, composant un ensemble de figures organiques qui semblent parfois vous regarder. C’est comme si l’artiste avait campé un décor de théâtre où prenaient place des personnages, sauf qu’ici les figures demeurent allusives et abstraites. Les formes pourraient aussi bien être abordées comme une carte imaginaire avec ses espaces géographiques.

Au sens métaphorique, Stu-art s’intéresse justement aux territoires, et en particulier aux frontières qui les délimitent, dans le but d’embrouiller ce qui les identifie pour en reconsidérer les a priori et les rapports hiérarchiques qu’ils impliquent. Dans son installation, elle confond le « grand art », des tableaux peints abstraits, avec les arts appliqués, l’architecture, l’aménagement et la scénographie. Elle introduit également des aliments banals, comme des macaronis durs, plus discrets, et du maïs soufflé, qui capte fortement l’odorat dès le seuil de la porte. L’inclusion de ces matières apporte un supplément sensoriel et une touche d’inventivité légère qui fait sourire.
Déjà observée dans son travail antérieur, la propension de l’artiste pour l’interdisciplinarité atteint ici une envergure inédite. Tout comme par le passé, un texte dramaturgique coiffe l’ensemble du projet. Stuart a toutefois délaissé les figures historiques féminines, voire féministes, de la pièce précédente pour introduire un personnage fictif, un certain Charles, raconte le communiqué, souffrant d’une « ménopause existentielle » dont le corps vieillissant accuse les effets du capitalisme qui le privent de sa créativité.
L’aspect fantaisiste et incongru fourni par ces bribes, d’un texte au demeurant à paraître, peut s’avérer rébarbatif, la part la plus difficile à apprivoiser du travail de Stuart. Elle est cependant cohérente avec la production visuelle et son approche allégorique qui, en plus de s’incarner dans des techniques et des matières en manque de considération, entraînent l’expérience dans des zones d’inconfort parce que transitoires et rebelles.
Joueur important
La galerie Battat s’est fait connaître pour avoir rendu possible des projets expérimentaux comme celui de Beth Stuart. En ce sens, c’est un joueur important qui disparaît de la scène des arts visuels. L’aventure prend fin sereinement, d’un commun accord entre les propriétaires et la directrice Daisy Desrosiers, qui, dans les jours suivants la nouvelle, « a découvert la résonance de la galerie pour le milieu. Je n’imaginais pas qu’il y aurait une telle réaction, un tel soutien »,a-t-elle confié. Mais la galerie devait être un projet à la durée limitée et celle qui avait 23 ans au moment de prendre la barre, et qui dit avoir tout appris du métier avec les artistes, est mûre pour d’autres horizons.
À venir cet été, une exposition réunissant les artistes de la galerie permettra de tirer une sorte de portrait de groupe des productions encouragées à cet endroit. Marion Wagschal, grande dame de la peinture et du dessin, aura l’honneur avec un solo de conclure la programmation l’automne prochain. C’est grâce à la galerie Battat Contemporary que sa pratique fut redécouverte et finalement reconnue à sa juste mesure par les institutions muséales.