Donner une dimension humaine au label «Fait en Chine»

En 2015, Kim Waldron s’est présentée contre Justin Trudeau aux élections fédérales en tant que candidate indépendante dans la circonscription de Papineau. Elle s’engageait alors dans une oeuvre à la croisée de deux mondes qui pouvaient sembler totalement incompatibles. Sa création, qui depuis plusieurs années avait déjà un pied dans les domaines des arts de la performance et de la photographie, mettait alors un autre pied dans le domaine du politique… Mais y a-t-il pour autant incohérence ? Pas vraiment. Ce type d’art multiforme, cette création hybride qui s’est développée depuis la fin des années 1990 sur la planète, a même donné naissance à un néologisme : on parle maintenant d’«artivisme».
Dans sa plus récente exposition, au Centre Circa — exposition présentée par notre collègue du Devoir Marie-Ève Charron —, Waldron nous propose une intervention qui, au premier coup d’oeil, pourra elle aussi sembler amusante et sans conséquences, mais qui se révèle, pourtant, très mordante et engagée socialement ainsi que politiquement.
Au début de 2015, Waldron se rend en Chine, entre autres à Xiamen et à Pékin. Elle a l’idée de donner de son temps à des gens et à des compagnies là-bas… Étrange attitude ? Bénévolat nouveau genre ? Elle explique qu’elle a le sentiment que nous, Occidentaux, gagnons du temps grâce à la Chine, qui produit, plus vite et pour moins cher, bon nombre de produits de consommation. Elle souhaite donc aller rendre un peu de ce temps gagné au rabais. Waldron souhaitait travailler pour divers petits commerces et documenter ses différentes collaborations à travers une série de photos.
Jeux de rôles
L’oeuvre de Waldron pourra évoquer, avec ironie, la mode récente et bien étrange des stages d’immersion dans la pauvreté, stages pour gens aisés en quête de réalisme, jouant à être démunis durant quelques jours. Après le tourisme sportif, le tourisme spirituel et le tourisme extrême, voici donc le tourisme immersif ?
Déjà, en 2003, lors d’une résidence de création à Paris, Waldron avait travaillé à une substitution de rôles un peu similaire à celle qu’elle voulait faire en Chine. Dans le cadre d’un projet intitulé Working Assumption, elle avait alors demandé à des hommes de lui prêter leurs vêtements pour personnifier un moment — le temps d’une photo dans leur espace de travail — leur rôle professionnel souvent associé à la masculinité (garagiste, boucher, prêtre…). Cette nouvelle mouture de cette idée apporte ici un tout nouveau réseau d’idées et de réflexions sur le travail dans notre monde actuel.
L’individu comme réseau
En Chine, les choses ne se sont pas aussi bien passées que l’artiste l’espérait, la barrière de la langue freinant le développement de ses contacts. Comme le savent bien des immigrants, il n’est pas facile de trouver un travail dans un pays étranger. Il est en effet bien difficile de réaliser ses projets dans un monde où on ne connaît presque personne…
Waldron devra donc passer par un réseau de contacts qu’elle obtint grâce à des gens bien intentionnés, comme May Lee, une des directrices du Chinese European Art Center (CEAC) à Xiamen, lieu où Waldron faisait sa résidence de création. Comme l’artiste le dit, elle dut donc compter sur la générosité et la gentillesse des gens. Ceux-ci comprirent-ils toujours les idées et valeurs artistiques de la créatrice ? Peut-être pas, mais ils acceptèrent tout de même de se prêter à sa performance.
Waldron réussit donc à poser pour une série de photos qui la montrent comme si elle enchaînait divers petits boulots en Chine. Vous la verrez participant aux activités du restaurant des parents de Lee et à celles de la garderie où on prenait soin de son fils Thomas. Elle semble aussi donner de son temps dans une bibliothèque d’histoire de l’art et faire le ménage dans une maison où sa femme de ménage travaillait. La multiplication des tâches qu’elle paraît effectuer pourra laisser entendre que l’oeuvre de Waldron parle aussi de la nécessité de cumuler des emplois dans une économie néolibérale qui sous-paie ses employés…
En fin de compte, son projet est devenu « une manière de donner une dimension humaine au label “Fait en Chine”, afin de rendre moins abstrait notre rapport à la production et à la consommation » de produits. Un travail bien incarné.