Françoise Sullivan, toujours en marche

Elle a dansé, elle a peint, elle a marché, elle a écrit et elle a souvent ancré son art dans la photographie. Tout cela, Françoise Sullivan l’a fait, elle dont la carrière atteint sept décennies — oui, sept. La Galerie de l’UQAM rend hommage, avec raison, à cet éclectisme dans l’exposition Trajectoires resplendissantes. La présence des esquisses Notations d’une chorégraphie (1947-1948) et du diptyque à l’acrylique Tableau blanc (2016) rend sinon cette longévité très concrète.
La pratique multidisciplinaire de Françoise Sullivan a certes déjà été soulignée, notamment lors de la dernière rétrospective de son travail il y a près de 15 ans (au Musée des beaux-arts de Montréal, en 2003). Que la danse et la peinture soient bien servies dans cette expo signée Louise Déry n’étonnera sans doute personne ; ce sont les deux axes qui ont mieux fait résonner l’artiste aujourd’hui nonagénaire.
Il y a pourtant dans la mise en place de la quinzaine d’oeuvres et de la tonne d’archives, une volonté pour casser le moule de l’organisation par disciplines. Il n’y a pas un tableau ici, une chorégraphie photographiée là, un collage là-bas. Il n’y a que de l’art, les moyens pour y parvenir étant nombreux et variables.
De ces « trajectoires », qu’elles soient resplendissantes ou, mieux, clairvoyantes, ressort une longue ligne directrice : le pourquoi de l’art. Ou, comme l’exprime la commissaire, ce sont des « trajectoires conceptuelles tributaires d’un questionnement sur le sens et la pratique de l’art ».

Entre le diptyque Portraits de personnes qui se ressemblent (1971), qui ouvre l’expo, et les mosaïques d’images Les saisons Sullivan (2007), un ensemble qui a actualisé un projet chorégraphique du temps où l’artiste signait le manifeste Refus global, le ton est donné. Le parcours de Françoise Sullivan, ses parcours, ils ne sont pas seulement des disciplines qui se chevauchent. Ils relèvent de toute une communauté, passée comme contemporaine.
Le double portrait déjà cité réunit un tableau du peintre de la Renaissance Lorenzo Lotto et la photo d’école d’un enfant. Ce rapprochement entre deux images déjà existantes relève d’une impression toute personnelle à Sullivan. La fusion temporelle, entre une pensée soudaine et un hier lointain, ou non, traverse comme un fil rouge cette Trajectoires resplendissantes.
La spontanéité d’un pas de danse, la marche devant une raffinerie, le dépouillement chromatique d’un tableau, chacun des choix relève d’une action presque viscérale. On dit que Françoise Sullivan, au contact, dans les années 1960, des situationnistes et de leur renoncement à toute forme de création, aurait refusé de voir l’art mourir.
Son engagement est habité d’une mission mémorielle. Autant dans sa peinture presque monochrome noir — la série Hommage, dévoilée dans la rétrospective de 2003, et dont Louise Déry a retenu deux exemples — que dans ses boîtiers vitrés La légende des artistes créés pour l’expo (démantelée) des Jeux olympiques, Corridart — et dont il ne reste que quelques documents. Chez elle, tout repose sur une invitation à faire un déplacement, réel ou mental, physique et historique. Ses trajectoires, ce sont les nôtres aussi.
Un art qui résonne
Le mouvement, le geste, la promenade sont des éléments clés pour celle qui a contribué à l’essor de la danse moderne au Québec. Et à travers eux, il y a aussi la nécessité de prendre le temps et même de s’arrêter. Les interprètes des Saisons Sullivan, captées par l’appareil photographique, magnifient cet instant.
C’est la promenade urbaine, concrétisée en quatre projets photographiques des années 1970, qui sont le plus révélateurs de cette noble entreprise. L’expo ne propose qu’un d’eux, l’emblématique L’arrêt (1973), connu aussi par Promenade parmi les raffineries de pétrole. Les photos de petit format, où l’on voit l’artiste observant le site industriel (on est à l’époque du premier choc pétrolier), s’imposent comme un appel à la réflexion.

Dans un dossier de 2005 de la revue Esse sur la déambulation artistique, l’historien de l’art Pierre Rannou résume bien la force des promenades de Françoise Sullivan. « L’arrêt est un moment de la production de la marche-réflexion, la figure par laquelle la prise de conscience de l’artiste est représentée […]. [Sullivan démontre] que l’art est toujours en mesure de jouer son rôle », écrit-il. Son art, en tout cas, résonne encore.
Dans la petite salle de la galerie universitaire, on y présente le projet de maîtrise de Jonathan Plante, artiste connu pour ses explorations matérielles et optiques. Sans surprise, ses nouveaux tableaux, regroupés sous le titre Angle mort, reprennent ses thèmes de prédilection. Chacun d’entre eux est une variante invitant une lecture en mouvement, autrement il y a toujours un « angle mort », un espace imperceptible. L’image, chez Plante, est toujours ancrée dans le temps, même quand elle n’en a pas l’apparence.