La neige, une page blanche inépuisable

«Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps», volet pelletage (février 2011) de Douglas Scholes
Photo: Patrick Beaulieu «Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps», volet pelletage (février 2011) de Douglas Scholes

Comment les artistes d’aujourd’hui pensent-ils la neige dans leurs oeuvres ? Entre technique et poétique, symbolisme et syncrétisme, Le Devoir explore cette humeur blanche qui colore nos imaginaires. Première escale du côté des arts visuels, pour lesquels sa blancheur en fait un matériau polymorphe.

La neige les fascine, les attire, bien plus qu’elle ne les déprime. Et elle les a suffisamment captivés pour qu’ils s’en servent comme matériau. Catherine Bodmer, Steve Giasson, Manuela Lalic et Doug Scholes, artistes montréalais de leur état, ne signent pourtant pas des bonshommes de neige — pas plus que des châteaux de sable, l’été.

« La neige, c’est comme une page blanche, avec plein d’informations. C’est excitant comme matière », clame Manuela Lalic, arrivée au Québec d’Alsace (est de la France), dans les années 1990. La sculpteure, habituée à trafiquer les produits industriels, considère la neige comme la « matière de son immigration », le « degré zéro » à partir duquel elle s’est redéfinie.

Lors d’une performance dans le Quartier des spectacles, elle a fini par faire de la neige une question identitaire. Elle tentait alors de balayer celle qui s’accumulait autour d’elle. C’était pendant l’hiver 2014, celui de la Charte des valeurs québécoises.

« C’est un matériau qui nous définit », opine Steve Giasson, non sans se moquer de Voltaire et de ses arpents de neige par lesquels il désignait le Canada. Dans le cadre de ses Performances invisibles, vaste programme d’actions simples, Giasson a créé en février 2016 des « monochromes en direct », en versant sur cette page blanche diverses matières analogues : sucre, farine, talc, cocaïne, parmi d’autres.

De banale à carte postale

Peu importe qu’ils abordent la blancheur hivernale de manière poétique, politique ou philosophique, les quatre artistes cités plus haut demeurent terre à terre, ancrés dans leur réalité urbaine, loin du paysage carte postale. La neige, ça se pellette et ça se balaie. On la piétine, on la repousse dans un coin.

La première fois que Catherine Bodmer s’y est intéressée, elle concevait des installations avec des matières rejetées, comme la charpie. Portée à « regarder des coins qu’on ne regarde pas », elle a vu dans les monticules de neige abandonnés par les souffleuses de véritables pics montagneux. De là est né le projet photographique Déplacer des montagnes (2004), livré en… cartes postales.

« Dans le contexte montréalais, ces monticules sont banals. Mais pour moi, ils étaient remarquables », admet l’artiste native de Zürich, au pied des Alpes.

Photo: Paul Litherland «Performance VIP» (2014) de Manuela Lalic

Déplacer des montagnes date de l’époque où le cellulaire n’était pas encore la caméra du quotidien. Bodmer a utilisé un appareil jetable et s’en est servi comme une touriste. « J’étais vraiment dans l’idée du déchet, du peu précieux, du banal. Je prenais vite des photos de ce que je voyais. J’ai ensuite pensé à les reproduire en cartes postales, avec l’idée de les envoyer. »

La neige, elle n’hésite pas à la qualifier de « matière culturelle ». À Taïwan, elle s’en est rendu compte à force de devoir expliquer la banalité de ses tas de neige sale. À ses yeux, ces monticules parlent autant d’aménagement urbain que de nos échelles de valeur. « La neige me permet d’aller au-delà des évidences », commente-t-elle.

Pragmatique

 

Pas de souffleuse pour Douglas Scholes, plutôt une pelle et son courage à deux mains. La neige, pour lui, c’est une affaire de pragmatisme social.

En février 2011, Scholes a intégré le pelletage à son Esthétique pragmatique à l’oeuvre en quatre temps. Cette action réalisée lors d’une résidence au 3e Impérial, centre en art actuel de Granby, lui a permis d’aborder les tâches liées à l’entretien d’un terrain. C’est dans la peau d’un employé municipal qu’il a déblayé la neige pendant une semaine.

« J’ai travaillé avec les cols bleus de Granby. Je me pointais le matin, avec ma timecard. Je voulais créer ce lien [avec les travailleurs], leur donner la reconnaissance qu’ils n’ont pas. »

Éphémère comme la neige, l’oeuvre n’existe aujourd’hui que par sa documentation. La condition passagère de la neige mène souvent à des actions performatives davantage qu’à des oeuvres à mettre sur le marché.

« Ce qui me paraissait important, c’était de faire le travail. Pas de terminer le projet, mais de le vivre », précise Doug Scholes.

Micropolitique

 

« Matière ludique et pure » pour Manuela Lalic, matière « à profaner » pour Steve Giasson, la neige les a poussés à faire dans le trompe-l’oeil. Lalic a testé les limites de la neige, « en écho avec des éléments en polystyrène, des angles droits et des choses improbables à faire [avec elle] ». Les actions de « Répandre [une matière blanche] sous la neige » de Giasson étaient, elles, imperceptibles. Comme la pollution.

« Toutes les entreprises pratiquent le gaspillage. Pourquoi ne pas en faire une matière artistique ? » dit-il, en soulignant qu’il existe aussi une industrie de neige artificielle.

En toute humilité, et avec une ironie assumée, Steve Giasson reconnaît que son geste accusateur est presque un coup d’épée dans l’eau. Ça va de soi : il est artiste, non pas militant.

« Si j’ai un impact, c’est au niveau de ce qu’on pourrait qualifier de micropolitique. Cette idée de répandre diverses substances blanches peut être invisible, sans impact immédiat. Mais elle peut susciter une réflexion, être un déclencheur. »

Top 5 de la neige dans l’histoire de l’art au Québec

Danse dans la neige, Françoise Sullivan, 1948, reprise en 2006. Cette chorégraphie clé de la modernité naissante fait partie d’un cycle sur les quatre saisons. Celui-ci existe sous forme d’album photo et sera exposé dans son intégralité en janvier à la galerie de l’UQAM.

Neige dorée, Ozias Leduc, 1916. Sublime paysage enneigé du maître de Borduas, il est l’archétype de sa peinture, empreinte de spiritualité.

Snow Walk Maze, Bill Vazan, 1972. Dans ses années land-art, le Montréalais signe une série de marches labyrinthiques dans la neige, dont celle-ci, au parc Maisonneuve.

Artic Power, BGL, 2008. L’emblématique motoneige hissée comme un corps-mort et glacé, voilà le Québec hivernal, selon l’irrévérencieux collectif.

Le Rapide, Jean-Paul Lemieux, 1968. Comment ne pas inclure l’artiste des grands espaces blancs ? Voici un exemple de sa peinture paysagiste.


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