Lueur dans les ténèbres

Vue sur «Les restes», de Simon Bertrand, 2016
Photo: Guy L'Heureux Vue sur «Les restes», de Simon Bertrand, 2016

Même si, au premier coup d’oeil, le spectateur pourra y voir plusieurs oeuvres géométriques, il ne s’agit pas à proprement parler d’une exposition d’art abstrait. En tout cas, pas au sens où on l’entend classiquement, c’est-à-dire comme un art purement formel. Cette installation peut plutôt être interprétée comme une relecture des liens symboliques entre l’art abstrait et l’art conceptuel. Expliquons-nous.

Cette expo trouve ses sources dans une amitié. Simon Bertrand a créé une oeuvre pour celui qui est simplement identifié par le prénom de John. Comme il l’a déjà fait avec d’autres textes (la Bible, l’Odyssée, le Banquet…), Simon a transcrit à la main — dans ce cas-ci, durant douze mois — un livre que lui et John aimaient. Sur une seule page, il a recopié The Prophet (1923) de Khalil Gibran, en anglais, mais aussi en arabe ! Lorsque John est tombé malade, Simon a décidé d’accompagner artistiquement les traitements que recevait son ami. Il a élaboré une autre oeuvre en appliquant sur une feuille de papier des couches de graphite, qu’il a effacées ensuite systématiquement, comme s’il tentait de faire disparaître le cancer de son ami. Lorsque John fut opéré, il alla même jusqu’à faire une incision sur la surface du papier, incision qu’il fit ensuite réparer par une restauratrice…

Le dessin de Bertrand accroché à côté de la pile de rognures de gommes à effacer et de fragments de graphite placés sur un socle fait penser à Erased de Kooning Drawing (1953). Cette oeuvre avait été réalisée à partir d’un dessin que le jeune Robert Rauschenberg avait lentement effacé durant un mois… Son geste montrait que l’art abstrait n’est pas prisonnier du cadre de la réflexion formaliste, mais peut inclure un aspect humain et émotionnel.

Rauschenberg avait dû rencontrer Willem de Kooning pour avoir un dessin de celui-ci, un dessin que de Kooning trouvait vraiment important et qu’il allait regretter. Cette expo de Bertrand va dans cette direction. Il y a dans sa démarche une dimension sociale et humaine, un désir profond de relier l’art à la vie. Comme l’ont montré plusieurs historiens de l’art, l’effacement de l’oeuvre de Willem de Kooning peut être lu autrement que comme un parricide symbolique ou un désir d’estomper le passé pour bâtir le présent.

Il y avait dans cette oeuvre un hommage, une possibilité de renaissance de l’art dans la mise en scène de sa mort, mais aussi une reconnaissance que l’art nous permet d’atteindre une certaine spiritualité. Bertrand ajoute un niveau à ce processus, lui insufflant un aspect magique. L’art y devient une possibilité de guérison, sinon du corps, tout au moins de l’âme. Vous pourrez d’ailleurs voir comment, après la mort de John, Simon a produit d’autres oeuvres qui mettent en scène l’art comme outil de survivance.

Mathieu Grenier

 

Toujours chez René Blouin, Mathieu Grenier présente deux corpus d’oeuvres photographiques. Le premier, intitulé Boîte noire, donne à voir diverses salles d’exposition (au MoMA PS1, à Power Plant, à Western Front…) où étaient projetées des vidéos. Mais au lieu de nous faire voir le mur de projection, l’artiste a plutôt tourné son regard et sa caméra vers la source lumineuse du projecteur ainsi que vers l’espace qui l’entoure.

Puis, dans une deuxième série plus abstraite, il a poussé sa démarche plus loin. Là, les espaces de projection ont complètement disparu, engloutis dans un abysse de noirceur, ne laissant perceptible que la lumière du projecteur, et parfois un autre éclat lumineux, qui semble être le reflet de la projection dans la lentille de l’appareil photo. Une série de taches colorées y irradient parfois d’une manière étoilée, parfois d’une façon auréolée.

L’effet de l’ensemble est intrigant, mais pas seulement parce qu’il crée un trompe-l’oeil. Certes, on sera surpris qu’une image imprimée au jet d’encre sur papier puisse recréer l’effet d’éblouissement de la lumière sur notre rétine. Mais ces lumières évoquent aussi l’univers des planètes et de leurs satellites. Le dispositif de création chez Grenier évoque à la fois les systèmes des lentilles qui permettent de projeter des images vidéo et ces autres lentilles qui scrutent l’immensité de l’univers. Cette expo montre donc les liens entre image artistique et image scientifique, entre deux domaines reliés par la question de l’imaginaire.

Les débuts/The Beginnings

De Simon Bertrand. Aussi: «Mathieu Grenier» de Mathieu Grenier. Les deux expositions sont présentées à la galerie René Blouin jusqu'au 28 janvier.

À voir en vidéo