Peintures cinétiques et chatouilleuses

Mary Sherman, «At Heart Spike Jones», détail
Photo: Paul Litherland Mary Sherman, «At Heart Spike Jones», détail

On dit souvent de la peinture abstraite qu’elle est musicale et qu’elle est marquée, comme toute musique, par le temps et nécessairement par le mouvement. Yves Gaucher, Guido Molinari ou, pour citer la génération encore active, Stéphane La Rue pratiquent ou ont pratiqué une peinture rythmée par l’évocation musicale et par des couleurs ou des lignes dites vibrantes.

À leurs côtés, la peinture de Mary Sherman, artiste de Chicago, est atypique. Elle est, cependant, véritablement sonore et cinétique. Elle traduit en faits réels le potentiel synesthésique de l’art, celui qui permet de voir de la musique ou d’entendre de la peinture.

En réalité, on serait davantage porté à classer le travail de Sherman dans la section installation ou sculpture. Elle affirme pourtant être peintre, se déclare même amoureuse de la peinture — c’est dit tel quel dans son site Web.
 

Prétentieuse ou farfelue ? Pas vraiment. Mécaniques oniriques, une exposition aux airs de petite rétrospective, prouve bien qu’elle n’exagère pas. La peinture est omniprésente dans les salles du centre Oboro, où la commissaire montréalaise Tamar Tembeck a réuni six oeuvres réalisées depuis 2002.

Oeuvres cinétiques pour la plupart, dont le mouvement est souvent déclenché par un bouton sur lequel le visiteur doit appuyer, les propositions de Mary Sherman peuvent entrer facilement dans la catégorie des machines artistiques. Machines bricolées et pourtant sophistiquées, dont le mécanisme est mis à nu, comme s’il s’agissait de rendre palpable toute cette matière. D’où la présence du bouton déclencheur, d’où les bruits de moteur, d’où tout ce rouage actif et audible.

Comme chez un Jean-Pierre Gauthier ou une Diane Landry, il y a une belle part de ludisme dans la signature Sherman, signature qui fascine comme pouvaient émerveiller les machines à l’époque de Chaplin. Il y a aussi, chez elle, une bonne part d’abstraction : on ne peut rien rattacher du réel à ces machines. Ambiance sonore aidant, on peut imaginer un train ici (un bloc qui se déplace sur rails), une usine là (un ensemble de structures métalliques), ce ne sont que pures fantaisies de spectateur.

Sans être explicites, les références picturales sont par contre plus évidentes. L’organisation spatiale et les trois volumes colorés (un rouge, un bleu, un blanc) de Le matin de la nuit / Ballet mécanique (2008) rappellent les compositions de Mondrian. Les composantes sonores, qui ont un aspect vieillot (au ralenti, mauvaise définition…), aident aussi à nous transporter à l’époque du mouvement d’avant-garde De Stijl.

Disposées au sol, les barres en aluminium de Nocturne (2007-2008) forment un plan similaire à un champ pictural. Elles sont à peine cinq, certaines avec un monolithe en mouvement, mais elles occupent tout l’espace, intègrent même les murs blancs de la salle. Mary Sherman joue avec les rapports d’échelle et les angles, et nous donne par le fait même l’occasion de parcourir ce champ. C’est un tableau que l’on expérimente de l’intérieur.

Si l’exposition fait de cette peinture 3D une expérience sensorielle, elle en parle aussi comme de quelque chose de texturé. Elle montre l’art pictural comme étant celui d’une accumulation de matières, incluant les sonores. Les cubes sur rails comme ceux de The Fugue (2015-2016), seule oeuvre jusque-là inédite, s’apparentent à des tableaux monochromes, miniatures, qui réagissent à la musique — la fugue du titre.

Il y a aussi de l’humour absurde dans le travail de Mary Sherman, question sans doute pour elle de donner un contrepoint au sérieux et presque froid de ses machinales abstractions. Dans Waiting for Yves (2010-2011), une salle bleue animée seulement par deux ampoules rouges qui s’éteignent lentement, le visiteur est invité à prendre un ticket d’une machine distributrice. Avec aucun autre effet que celui de pouvoir lire une citation de Beckett.

L’oeuvre la plus ancienne, At Heart, Spike Jones (2002-2011),offre de multiples avenues pour faire de la peinture un jeu mécanique, voire un happening social. Les références à la peinture lyrique s’y présentent peut-être davantage comme un décor, elles sont au coeur de cette installation cinétique et musicale qui s’offre comme un cocktail à déguster sous une ballade de Spike Jones. Et on est invité à prendre un « petit collage », qui pourrait servir de sous-verre lors d’un prochain tête-à-tête.

« C’est ce chatouillement sensoriel — l’usage de la suggestion et le refus de la clarté — qui forme le coeur de ma pratique », écrit l’artiste dans sa démarche. Sa peinture stimule autant la vue que l’ouïe et le toucher. Elle est source de rencontres.

Mécaniques oniriques

De Mary Sherman, Oboro, 4001, rue Berri, jusqu’au 17 décembre.

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