Des mondes en transformation

Rivière-Madeleine. Le Magasin général (MG) anime, pour un deuxième été consécutif, sa devanture avec des oeuvres d’art. Sis dans le village de Rivière-Madeleine en Haute-Gaspésie, l’ancien commerce, transformé en Studio international en création multidisciplinaire, offre un écrin exceptionnel, en grande partie servi par la splendeur du paysage environnant, à un consistant programme d’arts visuels qui s’adresse autant aux passants, avertis ou non, qu’à la population locale.
« Mutations » est le thème de cette exposition en plein air qui rassemble les artistes Sébastien Cliche, Isabelle Hayeur et Emmanuelle Léonard, dont les oeuvres contrarient par la bande l’image bucolique qu’un village comme Rivière-Madeleine inspire d’emblée. Loin de faire dans la carte postale, image souvent retenue par les touristes de passage, les oeuvres suscitent des réflexions sur des problématiques qui ne sont pas spécifiques au village, mais qui résonnent avec une éloquence singulière dans ce contexte.
Sur la façade du MG, l’oeuvre Remous (2016) de Hayeur montre une image volontairement ambiguë, à cheval entre la promotion publicitaire et le photojournalisme, d’une personne sur un plan d’eau, peut-être livrée aux plaisirs d’un sport aquatique ou en péril sur une embarcation de fortune. À la nuit tombée, The End (2005), de Léonard, joue en boucle dans une fenêtre du deuxième étage. Tourné en film super 8, un vieillard faisant au revoir évoque sobrement la disparition d’une technologie, et avec elle une génération et son époque. Loisir et catastrophe voisinent ainsi sans fixer la forme de leurs manifestations.
Projection sous les étoiles
D’autres oeuvres de Hayeur et de Léonard sont présentées en deux programmations vidéo, dans un cinéma extérieur aménagé sur le terrain d’en face. Judicieusement montrées en alternance, soulignant de ce fait deux approches distinctes, les vidéos de l’une et de l’autre abordent le monde et ses mutations, qu’elles soient traquées, par exemple, dans les impacts des activités humaines sur terre ou vécues par des communautés qui en témoignent (Soeurs grises ou clients réguliers d’une taverne).
Plusieurs passages nous ramènent au contexte du visionnement. L’horizon bleu du fleuve donne l’impression d’une immuable présence et le village, celle d’être figé dans le temps, bercé par la lenteur si caractéristique des petites municipalités éloignées. Or rien n’est moins juste. Depuis longtemps les pratiques de la pêche ont dû être revues dans une région où, entre autres, des projets pétroliers sont maintenant en prospection. Et tandis que la population se fait vieillissante, de nouvelles initiatives, comme celles du MG, changent la donne. L’avenir, forcément, soulève des questions. Revoir ici Postcard from Bexhill-on-Sea (2014), de Léonard, tombe à propos, à la fois pour ses vues de bord de mer, le long de la côte anglaise, et pour les réflexions, optimistes ou inquiètes, des personnes âgées interrogées par l’artiste, voulant connaître leur perception du futur. Cela résonne localement et au-delà bien sûr, dans la foulée du Brexit.
Des mutations d’un autre ordre surgissent avec l’installation vidéo de Sébastien Cliche, dans laquelle le road trip, réel ou virtuel, s’avère le plus transformateur. Structure et contenu se répondent de brillante façon dans Le ruban (2016), qui campe la projection au fond d’une remorque de camion dont on retrouve des spécimens dans la vidéo, où des kilomètres sont franchis, jusqu’à Rivière-Madeleine.
Le périple fictif relaté par deux protagonistes se modifie constamment à la faveur d’une courte boucle qui, d’une fois à l’autre, en réagence aléatoirement les éléments sonores et visuels. Fil de la route, support d’enregistrement ou modèle d’une conception spatio-temporel, le ruban se fait polysémique dans un récit qui intègre dans l’image des vues du montage. L’oeuvre puise tout juste ce qu’il faut dans les conventions narratives pour accrocher l’attention, et captive plus longuement encore en procédant à leur déconstruction. L’accent est ainsi mis sur le passage et, donc, sur le voyage comme initiation.
En cela, l’oeuvre inédite, issue d’une résidence que l’artiste de Montréal a faite sur place, commente quelque part son processus de création. Que les oeuvres exposées soient le fruit d’une résidence à Rivière-Madeleine, c’est un souhait cher aux fondateurs du MG, le duo d’artistes Louis Couturier et Jacky G. Lafargue — complices avec le commissaire de l’exposition André-Louis Paré —, qui ont d’ailleurs déjà lancé des invitations à d’autres artistes pour l’année prochaine.