Regard social et introspection chez Edmund Alleyn

L’oeuvre d’Edmund Alleyn (1931-2004), après sa mort, a été préservée de l’oubli grâce aux efforts conjugués de la succession, de la fille de l’artiste, la cinéaste Jennifer Alleyn, et de la galerie Simon Blais. Avec la rétrospective posthume en cours, le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) ajoute sa contribution avec l’exercice de la synthèse, discours savants à l’appui, autour d’une oeuvre éclectique reconnue pour avoir pratiqué une rupture avec le modernisme de son contexte d’émergence, les années 1950 et 1960. Jusqu’au bout, la peinture semble avoir été le véhicule de prédilection en proposant des avenues à l’écart des traditions, à commencer par celle, mythique, de l’abstraction.
L’exposition adopte une progression chronologique par périodes et construit un parcours étonnamment sobre à partir d’oeuvres souvent hautes en couleur ou tirées de séries profuses. Avec cette approche en retenue, le commissaire Mark Lanctôt a misé sur des choix ciblés faisant apparaître plus clairement les démarcations d’une phase à l’autre, qui ensemble regroupent une soixantaine d’oeuvres. Classique, la démonstration gagne en efficacité et fait ressortir le mérite d’oeuvres spécifiques parmi des corpus souvent caractérisés par la répétition de motifs.

Dans cet esprit, la période dite indienne (1962-1965), réalisée à Paris, tranche par ses coloris et son iconographie — truffée de motifs archétypaux prélevés dans une imagerie des autochtones de l’Ouest canadien — avec les premières abstractions des années 1950, tout en partageant avec elles une facture gestuelle vigoureuse. De la série a cependant été écarté un tableau tel que l’emblématique Au-dessus du lac # 1 (1965), où le faire est plus contrôlé avec des aplats et des figures nettement découpées préfigurant pour cette raison la période « technologique » (1965-1970).
C’est elle au demeurant qui surprend le plus dans l’exposition, tant l’artiste s’inscrit en pionnier avec ses peintures au fini lisse, imprégnées par la culture des médias et de l’hybridation de l’humain à la machine. De là, il n’y avait qu’un pas, semble-t-il, à franchir pour en arriver au fameux Introscaphe (1970), la sculpture ovoïde si avant-gardiste par sa dimension immersive et interactive faisant des médias leur critique.
Avec cette période, comme la suivante, Les suites québécoises, mettant en relation des personnages hyperréalistes peints sur plexiglas face à des parodies de toiles, Alleyn jetait un regard à la fois amusé et lucide sur une société en transformation. Dans ces deux épisodes de sa production, l’artiste se démarque pour avoir délaissé la peinture ou pour en avoir repensé le dispositif dans le but de démocratiser l’art et son accès.
Le processus et l’impact de ces recherches de nature sociologique, fort captivants, sont d’ailleurs révélés à la fin de l’exposition. Dans une salle traitée comme un cabinet d’archives s’entassent, il est vrai un peu trop à l’étroit, des extraits d’entrevues, des coupures de journaux et des esquisses de travail qui donnent un aperçu de moments déterminants, comme le canular imaginé par Alleyn lors de La matière chante, l’expo scellant l’aventure automatiste en 1954, et la réception des oeuvres à leur époque. Tout concourt ici également à faire surgir l’aura de l’artiste, dont la présence justement est plus manifeste dans les oeuvres des années 1980 et 1990.
Les séries Indigo, Vanitas et Éphémérides optent pour un registre introspectif, l’ordinaire des paysages au chalet familial et des objets du quotidien sont auscultés à l’envi dans des camaïeux les drapant d’un voile sibyllin. Fragment, cadrage et répétition disent combien ces oeuvres découlent de la photographie, dont la mécanique symbolise également les processus de la mémoire, du souvenir et de la psychanalyse. Souvent montrée dans le sous-sol du Musée des beaux-arts de Montréal qui en est le propriétaire, mais jamais aussi bien mis en valeur qu’en ce moment au MAC, L’invitation au voyage (1989-1990) est un exemple éloquent au magnétisme inaltérable. Le bateau pétrifié, sombre et lumineux, ne laisse pas de doute sur la force d’un travail parcouru par de riches contradictions.
Gauthier et Ikeda
Le MAC présente également des installations d’envergure de Jean-Pierre Gauthier et de Ryoji Ikeda. Récemment acquises par le Musée, les deux oeuvres campent des univers très contrastés, mais qui entrent bellement en dialogue. La projection sonore englobante data.tron (2007) de l’artiste japonais subjugue par son défilement frénétique de données, sorte de paysage abstrait minimaliste où foisonne pourtant un ordre mathématique rendu à la lisière du visible.
L’orchestre à géométrie variable de Jean-Pierre Gauthier se compose plutôt de graciles instruments électroacoustiques inventés, à corde et percussifs, qui, en plus d’épouser les surfaces murales, intègrent tout l’espace environnant. Les automates s’ébranlent pour faire entendre une séquence de 19 pièces musicales de styles différents. Remarquable, l’oeuvre, présentée en 2014 à Expression et à B-312, trouve ici un écrin qui la fera perdurer alors qu’elle pose de véritables défis à la conservation : son installation pourrait difficilement au départ se passer de la présence de l’artiste tant les ajustements sont nombreux et précis.
Son acquisition par le MAC est donc un geste audacieux qu’il faut saluer et dont le mérite revient en grande partie à Josée Bélisle, ex-conservatrice des collections, qui a mené le dossier avant de tirer sa révérence.