Élisabeth Vigée Le Brun, la grande portraitiste de l’histoire

Populaire de son vivant, Élisabeth Vigée Le Brun a été oubliée peu après sa mort avant d’être réhabilitée et considérée aujourd’hui à sa juste valeur. La portraitiste attitrée de Marie-Antoinette n’aura pas que décrit le monde mondain qui l’entourait. Ses toiles transpirent l’histoire.
Plus grande portraitiste de son époque, Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842) s’est frayé un chemin dans un monde d’hommes, celui de la peinture. Elle a séduit les hautes sphères de la société, y compris Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI, et traversé une époque tumultueuse à sa manière, à coups de pinceau.
La longue et prolifique carrière de celle qui a parcouru une bonne partie de l’Europe, de Rome à Saint-Pétersbourg, a été suivie du pire : l’oubli et le mépris. Près de 175 ans après sa mort, voilà sa grande rétrospective, celle qui la réhabilite.
Après Paris (au Grand Palais) et New York (au Metropolitan Museum of Art), où elle a été fort courue (240 000 et 165 000 visiteurs, respectivement), l’exposition Élisabeth Louise Vigée Le Brun. La portraitiste de Marie-Antoinette s’arrête à Ottawa. C’est l’expo de l’été du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), forte de ses 90 tableaux, dont certains jamais présentés.
Élisabeth Vigée Le Brun est la victime type d’une histoire de l’art un brin misogyne. Selon les langues sales, elle n’a que bénéficié de sa coquetterie et de son flirt avec le pouvoir. Doublement victime : les premières féministes la rejettent aussi. Trop féminine.
Vigée Le Brun a promu son art avec sa beauté, sa féminité, sa sociabilité et sa maternité. Simone de Beauvoir n’approuvait pas qu’elle ne se soit pas battue avec les moyens des hommes.
« Vigée Le Brun a promu son art avec sa beauté, sa féminité, sa sociabilité et sa maternité. Simone de Beauvoir n’approuvait pas qu’elle ne se soit pas battue avec les moyens des hommes », commente Paul Lang, conservateur en chef au MBAC et co-commissaire de l’expo.
Ses autoportraits ont été dénigrés par le mouvement féministe parce qu’elle se représentait en mère plutôt que devant son chevalet, comme l’aurait fait un peintre mâle. L’image de la femme, décidément…
« Ce n’est pas négatif qu’elle utilise des charmes féminins. Elle est dans le monde où elle est femme et joue le jeu. Quand elle se peint en mère, elle montre qu’elle peut être créatrice comme femme et comme artiste, contrairement aux hommes », note Ersy Contogouris, historienne de l’art spécialisée dans le XVIIIe siècle et dans les études féministes et queer.
La professeure de l’UQAM, qui n’a pas collaboré à l’exposition du MBAC, parle souvent dans ses cours d’Élisabeth Vigée Le Brun. Elle lui apparaît comme un cas symptomatique de cette obsession à scinder le monde en deux sexes. Or les exemples de soutien mutuel qui prouvent le contraire sont nombreux. Chez Vigée Le Brun, l’appui de la figure masculine est venu de son père, le peintre Louis Vigée.
Trois périodes
Comtesses, marquises, duchesses, baronnes et bien sûr la reine : la galerie de femmes qui ont posé pour Élisabeth Vigée Le Brun impressionne. L’exposition les montre toutes, et bien plus, y compris des hommes. Trois sections la divisent, inspirées par les grands pans de la vie de l’artiste : la période de l’Ancien Régime, la plus courte mais la plus dense (1778-1789) ; ses années d’exil (1789-1802) ; son retour à Paris, une longue époque (40 ans), marquée par la publication de ses mémoires davantage que par sa production picturale.
« Elle revient et ne reconnaît plus Paris, dit Paul Lang. Tous les gens que vous verrez [dans la première section] ont été soit guillotinés, ou tués autrement, soit exilés. Ceux qu’elle peint, comme Caroline Murat [soeur de Napoléon], Vigée Le Brun les considère comme des parvenus. »
Pour cette présentation essentiellement chronologique, le commissaire se permet des « tricheries », contrairement à ses collègues parisien et new-yorkais. Sa plus importante, en ouverture, est consacrée à l’image de l’artiste, soit à ses autoportraits et aux portraits d’elle réalisés par d’autres.
« Oui, elle était une femme de pouvoir, reconnaît-il, mais ses portraits, ce sont des exercices de peinture. Un travail chromatique extraordinaire, une liberté de la touche et une fluidité qui font quasiment disparaître l’identité du modèle. »
Une peintre importante
Le portrait, c’est une coche au-dessous du tableau d’histoire, et Élisabeth Viger Le Brun souffrira de la hiérarchisation des genres. Sa production est néanmoins parsemée de références-clés. Ainsi, l’allégorie La Paix ramenant l’Abondance (1780) est un hommage à la politique extérieure de Louis XVI, engagé dans la guerre d’Indépendance des États-Unis.
« Au-delà de son maniérisme, elle est une peintre importante, estime Ersy Contogouris. Tout est joli, mais c’est plus intéressant si on prend le temps de l’étudier. »
Pour la chercheuse universitaire, Portrait en atelier de Lady Hamilton en Sibylle de Cumes (1792) est emblématique chez celle qui a renouvelé le portrait d’apparat. Ce tableau, sa carte de visite lors de son pèlerinage européen, ne décrit pas une femme reconnue alors comme la plus sensuelle. Il respire la contradiction, à l’instar de l’Europe mouvementée de l’époque.
« Sibylle [prophète souvent vieille et laide], c’est le contraire de la féminité sensuelle, dit-elle. Vigée Le Brun évacue les traits de son modèle, s’approprie le tableau. Avec Sibylle, elle interroge la place du génie féminin dans l’histoire de l’art, elle assoit son génie. »
La paternité de la « redécouverte d’une oeuvre aussi significative », comme le résume Paul Lang, revient à Joseph Baillio, historien de l’art new-yorkais qui travaille sur Viger Le Brun depuis… 1968. Ses recherches lui ont permis notamment de localiser des tableaux documentés, mais perdus. Et après la rétrospective, on attend de lui le catalogue raisonné.
Trois portraits-clés de Vigée Le Brun, selon Paul Lang

La commande la plus importante : Marie- Antoinette et ses enfants (1787). Le tableau devait rétablir la réputation de la reine, la montrer en mère et non en femme frivole. « Artistiquement, ç’a marché ; politiquement, il était trop tard. »
Le chef-d’oeuvre « absolu » : La marquise de Pezay et la marquise de Rougé avec ses deux fils (1787). Rare portrait de groupe, et sur fond de paysage, une première chez Vigée Le Brun, il exalte l’amitié et l’amour maternel. « À la fois dans sa monumentalité et son intimité, la conception est un hommage à [Joshua] Reynolds. »