L’expérience du (in)visible

Une série de négatifs raturés, un livre sans images et une flopée de lumières éblouissantes. Il est beaucoup question de l’impossibilité de voir dans l’exposition Loin des yeux, la dernière du centre Optica avant la trêve estivale. Pourtant, ce sont bel et bien des oeuvres photographiques et vidéographiques qui ont été réunies par la commissaire indépendante Claire Moeder.
Et si la photographie était autre chose que de la capture d’images ? À voir ce que les six artistes et collectif de Loin des yeux proposent, il faut bien arriver à cette conclusion. L’image brille par son absence. Quand elle finit par apparaître, notamment dans le projet Web Les disparaissants de Claire Hannicq, c’est pour aussitôt disparaître. Les objets en plomb fabriqués puis photographiés par l’artiste de Besançon, en France, ne sont visibles qu’une seule fois. Objet de mémoire, la photo perd ici une de ses principales fonctions.
La dimension critique de l’exposition prend pied dans un constat qui fait consensus depuis bon nombre d’années : la prolifération des images dans nos sociétés est insensée. Nous sommes devant tellement de photos qu’on ne les voit plus.
L’approche de Claire Moeder ne consiste pas à répertorier les effets de cette abondance visuelle, ce qu’ont fait, déjà, parmi d’autres, les deux dernières éditions du Mois de la photo à Montréal (sur le thème de l’automatisation, en 2013, et de la postphotographie en 2015). Moeder a plutôt opté pour le contraire en se tournant vers ces pratiques qui scrutent la condition invisible de la photographie.
A priori, il n’y a pas grand-chose à voir dans les deux salles d’Optica. L’oeuvre Décalques de Julien Discrit en est presque l’emblème. Dans cette installation lumineuse qui ne s’active que de manière très espacée dans le temps, il n’y a aucune impression sur papier, aucune image en mouvement. La fiche technique parle de « verre trempé, projecteur lampe halogène, programme informatique, câble d’acier ».
Paysage de lumière
Quand l’oeuvre de cet autre Français, de Reims, lui, se met en marche, c’est dans un paysage de lumière que le spectateur plonge. Décalques porte d’ailleurs cet autre titre, plutôt évocateur : Ciel voilé et soleil couchant d’un après-midi d’été, sur les bords du fleuve Saint-Laurent, près d’une pile du pont Jacques-Cartier, le 27 juillet 2015 à 19 h 58. On est devant l’essence de ce qu’est la photographie, sa matière de base, la lumière.
Si la lumière n’est pas la chose la moins visible de la photo, elle est celle qui nous fait détourner les yeux. Il n’est pas conseillé de défier par la vue la lumière, et c’est ce qui caractérise les propositions vidéo des deux Québécoises de l’exposition (Alana Riley et Jacinthe Lessard-L.), tout comme celle d’Anouk Kruithof, des Pays-Bas, ou de la seconde oeuvre de Claire Hannicq. Un éclairage brutal, de front, empêche la lecture facile et fait disparaître toute trace de récit, comme s’il brûlait son sujet.
Il n’est pas tant question de surexposition que de faire de la lumière l’objet de la prise de vue. Non sans humour, comme chez Alana Riley, dont l’oeuvre, diffusée sur un robuste téléviseur, s’intitule Dans la lumière (Voici ce à quoi ressemble 500 000 watts de son et lumière combiné à plus de 40 motocyclettes en marche).
Ici, comme ailleurs, l’impression de vide, du rien-à-voir, s’estompe. Le détournement, le renversement, voire la coloration d’une surface sont des procédés ou la résultante de différentes manières d’explorer l’image. Brouiller l’image ou la montrer en mots, comme chez le collectif européen Pétrel/Roumagnac, c’est un peu, beaucoup, pousser le visiteur dans une expérience inusitée de la photographie.
Certes, l’expérience peut s’avérer physiquement éprouvante. Trop de lumière, comme trop de photos, ne rend-il pas aveugle ?