Les paradoxes d’un art souhaitant disparaître

Depuis les années 1970, la grève, chez les artistes, est un phénomène plutôt courant comme le démontre avec une économie de moyens l’exposition en cours au centre Skol. Elle fait indirectement écho à l’initiative d’un collectif du milieu des arts qui, le 21 octobre dernier, a décrété une Journée sans culture. Dans cet exemple récent, les artistes ont choisi de faire une pause, une grève symbolique, pour réfléchir sur les conditions de pratiques artistiques dans un contexte de mutations suscitées par le néolibéralisme.
Chez Skol, l’exposition est portée par Ariane Daoust, qui préfère en parler comme d’un centre de documentation. En cohérence avec le thème abordé, l’art y est en effet absent, l’espace faisant plutôt place aux livres et aux textes sur des supports variés. Daoust refuse d’ailleurs de se faire appeler « commissaire », le titre qui en ferait l’auteure d’une exposition. Elle revendique, tout au plus, d’être à l’origine d’une « proposition ».
Cette proposition jette un point de vue historique sur les grèves déclarées par les artistes et les enjeux soulevés par une telle prise de position. Que les artistes fassent, ou aient fait la grève remet d’emblée en question l’idée reçue voulant qu’ils soient en art par vocation. Faire de l’art, dans ce contexte, ne relève pas d’une nécessité vitale, mais d’un choix. Les cas de figure présentés sont à cet égard riches en révélations. La grève est en général proposée pour critiquer l’emprise d’un marché dans le système de l’art. Cesser de produire, comprend-on en lisant, n’est toutefois pas nécessairement une solution efficace aux problèmes dénoncés. Le point d’interrogation à la fin du titre, « Grève de l’art ? », pointe sans doute du doigt cette ambivalence quant au moyen qu’est la grève.
Art conceptuel
Sans surprise, c’est dans le giron de l’art conceptuel que des propositions de grève ont surgi. Si l’appel à la grève internationale de Gustav Metzger — pour qui trois ans était « la durée minimale requise pour paralyser le système » — est resté sans réponse, celle par contre, en 1979, de Goran Dordevic a, par la bande, porté ses fruits. La grève n’a pas eu lieu, mais l’artiste a récolté les réponses obtenues par lettre des artistes qu’il a approchés. Il est captivant de lire les raisons avancées pour décliner ou contourner l’invitation. Plusieurs artistes pensent qu’il est vain d’arrêter de faire de l’art, mais que, pour dénoncer, il faut plutôt axer les pratiques contre le système et son fonctionnement. Les lettres des artistes Daniel Buren et Hans Haacke sont dans cette veine, eux dont les travaux sont justement connus pour faire dans la critique institutionnelle.
Les échanges épistolaires font apparaître un des obstacles au projet de grève, à savoir la difficulté pour les artistes de faire front commun alors que la singularité de leur personne est valorisée par le système, que ce soit dans le marché, le musée ou l’histoire de l’art. De son ex-Yougoslavie, Dordevic semble d’ailleurs avoir eu avec les institutions des rapports différents de ses comparses de l’Ouest. Ces détails, laissés en filigrane, montrent également qu’il n’y a pas de définition universelle de l’art et de l’artiste.
Productivité en art
La place du travail et de la productivité en art, c’est également le genre de question soulevée par Mladen Stilinovic, dont les oeuvres ont été présentées par Ariane Daoust au centre Vox en 2010. L’artiste de Zagreb avait réalisé dans les années 1970 des autoportraits de lui au travail, c’est-à-dire enfoui, extatique, dans les draps de son lit. Dans un texte faisant l’éloge de la paresse, il reprochait aux artistes d’être devenus de forcenés producteurs et, de surcroît, des promoteurs de leur art.
La grève de l’art, et l’improductivité de l’artiste, n’est pas restée une idée des années 1970. Une autre grève de trois ans, ouvertement plagiée sur le projet de Metzger, a été lancée en 1990 par le Britannique Stewart Home, avec l’appui du collectif intitulé YAWN qui en a favorisé l’efflorescence par le truchement d’un fanzine dont certains exemplaires sont offerts à la consultation. Les textes y sont profus, la rhétorique vive comme dans des tracs et des manifestes. Le travail de Home aurait mérité une mise en contexte plus généreuse pour éclairer la complexité de sa démarche qui puise ses racines dans Fluxus et les situationnistes.
Il y a aussi le cas du duo montréalais Shinobu Akimoto et Matt Evans qui occupe un registre plus léger, voire parodique. Ils ont créé en 2013 une résidence virtuelle pour artistes en relâche, dont les participants se dévouent à des activités non artistiques. Si l’organisme prétend ainsi les libérer des pressions du monde de l’art, ce qui leur est demandé en retour ressemble étrangement aux travers reprochés à la bureaucratisation et à la marchandisation de l’art : au terme de la résidence, un rapport est exigé et la promotion du programme est encouragée par la vente de produits dérivés (tasses, crayons, t-shirts).
L’exposition dévoile ainsi, sans vraiment les pointer, les nombreux paradoxes à l’oeuvre dans la grève de l’art. L’exemple de l’artiste conceptuelle Lee Lozano est emblématique. Elle a fait le choix, en 1968, de se retirer du monde de l’art en guise de grève générale. Même si elle est morte en 1999 dans l’indifférence quasi totale, son art aujourd’hui connaît un regain d’intérêt, de la part certes du marché, mais aussi des théoriciens, qui, de ce fait, réalisent son souhait de pouvoir contribuer aux idées soulevées par son geste.