Un impossible exercice de clôture

Raphaëlle de Groot en pleine action d’emballage de sa collection d’objets, à quelques jours de la fin de sa résidence au MNBAQ.
Photo: Idra Labrie MNBAQ Raphaëlle de Groot en pleine action d’emballage de sa collection d’objets, à quelques jours de la fin de sa résidence au MNBAQ.

C’est en fin de semaine que Raphaëlle de Groot terminera la résidence qu’elle a amorcée le 17 mars au Musée national des beaux-arts de Québec (MNBAQ) dans le but de créer un protocole d’emballage et de déballage pour sa collection d’objets banals amassés entre 2009 et 2012.

Samedi dernier, lors de ma visite, l’artiste finissait de photographier les quelque 1800 objets qui, tour à tour, reprenaient leur place au sol en formant une procession bigarrée. L’étape suivante devait consister à les imbriquer tous dans la caisse vert lime prévue à cet effet. Massive, elle trônait dans la pièce à la fin de la journée, son habitacle ouvert seulement tapissé d’un grand filet. Beaucoup de travail restait à faire, mais l’artiste ne semblait pas s’en inquiéter.

La performance vient clore l’installation monumentale Rencontres au sommet dont le MNBAQ est la 3e escale. Avant lui, il y a eu, en 2014, la Southern Alberta Art Gallery et l’Art Gallery of Windsor. Ces expositions découlent du tentaculaire projet Le poids des objets, amorcé en 2009, au cours duquel l’artiste a mis en tension son nomadisme et l’accumulation d’objets qu’on lui a donnés. Les propriétaires s’en sont départis à son invitation, à condition de laisser par écrit l’histoire qui motivait leur geste. Ces témoignages, que l’exposition permet de consulter, mais rarement près de leur source, pointent de l’objet tantôt sa charge émotive, tantôt son inutilité. Encombrants ou non désirés, ces objets, comprend-on surtout, n’ont jamais trouvé la poubelle, mais plutôt les bons soins de l’artiste, comme si, malgré leur embarrassante présence, ils avaient justement mérité mieux.

En passant de main en main, l’objet délestait son propriétaire tout en se voyant automatiquement octroyer une valeur supplémentaire. L’intérêt du travail de l’artiste est de révéler cette économie, toute symbolique, qui touche la culture matérielle en marge du système normatif de consommation (surproduction, surconsommation, obsolescence programmée, gaspillage). Comme le souligne l’historienne de l’art Julie Bélisle dans le substantiel catalogue publié sur le projet, nous n’aurions, semble-t-il, jamais possédé autant d’objets. Contre la banalisation de leur existence, un aveuglement étrangement encouragé dans les sociétés matérialistes, De Groot force sur eux l’attention. Elle les traite comme des quasi-sujets. Elle montre qu’eux, c’est nous. D’ailleurs, les objets de sa collection, De Groot les agence pour suggérer des rencontres, des processions ou des discussions entre eux. Ces objets s’animent également dans des vidéos intégrées à l’exposition.

Indexation

 

Alors que la caisse est en voie d’être refermée, et avec elle toute la collection d’objets de l’artiste, ressortent les actions qui ont contribué à leur valorisation au fil du projet. Pendant les années de la constitution de la collection — au cours de résidences qui l’ont amenée aux États-Unis, au Mexique, en Italie puis dans diverses villes au Canada — et après, l’artiste a produit des oeuvres autour des objets. Comme on le voit sur les murs de la salle, De Groot a multiplié les façons d’indexer leur présence, par le truchement d’inventaires, de cartes pour emporter, de photos, de pesées, d’empreintes, de listes, de performances filmées et d’extractions en de sous-ensembles sous la forme d’un colis emmailloté ou d’un manteau garni. L’ultime protocole qui sera formulé au terme de cette résidence montrera qu’à partir d’un nombre fini d’items, il est possible d’engendrer à l’infini de nouvelles perspectives. En somme, les objets sont pratiqués et performés à travers des opérations qui leur sont extrinsèques, mais qui les constituent en même temps.

En rassemblant les objets dans la caisse, l’espace s’épure pour laisser voir des objets sous vitrines puisés dans les collections de six musées, dont le MNBAQ et le Musée de la civilisation. De Groot a choisi des objets qui pouvaient avoir des résonances avec les siens, les collections muséales étant elles aussi truffées d’objets inusités (à cause de leur petite histoire), indésirables ou gênants, quand il s’agit par exemple de témoins d’une histoire coloniale. En incluant ces objets dans son projet, De Groot soulève une réflexion sur le travail des musées ; elle mime les opérations de ces institutions tout en les détournant de leurs formes et de leurs finalités habituelles.

Comme le résume Véronique Leblanc dans la publication, dirigée par le commissaire et conservateur au MNBAQ Bernard Lamarche, l’artiste « […] transforme l’espace d’exposition où se rencontrent des catégories d’objets qui se redéfinissent les unes les autres, à la manière d’identités confrontées à une altérité ». L’exposition désenclave ainsi les objets de leur signification reçue, invitant à « leur imaginer de nouvelles interprétations sociales et historiques ».

La nature protéiforme et la progression rhizomique du projet attestent avec éloquence cette multiplicité, de même que l’artiste présente sur place, en tant que volubile interprète des liens qui unissent les objets. Ceux-ci vont partiellement disparaître dans la caisse le reste de l’exposition, se préparant pour d’autres voyages avec des instructions (dont la teneur, au moment d’écrire ces lignes, restait inconnue) leur garantissant sans doute un avenir encore prolifique.

Rencontres au sommet

Raphaëlle de Groot, au Musée national des beaux-arts du Québec, à Québec jusqu’au 17 avril.

À voir en vidéo