Ordre et discipline

Tout semble ici parfaitement ordonné. Cette exposition pourrait même être interprétée comme la représentation de la victoire des systèmes très structurés et rigides. Dans cette expo de Carl Trahan, nous pourrions croire qu’il n’y a pas de place pour le chaos, l’excentricité ou tout simplement la différence. Dans cette installation artistique, nous pourrions aussi voir les indices d’un système obsédé par une économie des moyens, une rentabilité des effets. Le nombre restreint d’oeuvres — une dizaine, plutôt de petit format — semble nous dire une efficacité accrue… Rien n’a l’air d’avoir été abandonné au hasard. Tout cet espace bien structuré paraît nous parler de la victoire de la raison, de la discipline et, d’une certaine manière — d’une manière un peu fantasmée et en fait réductrice — des méthodes de la science ainsi que de la technologie qui, aurait-on dit à une certaine époque, en applique les découvertes.
Vous pourrez d’ailleurs voir quelques applications de cette technologie et de cette modernité triomphantes. Ici un néon est accompagné de dessins montrant à voir des expériences de l’ingénieur Cromwell Varley sur le passage de l’électricité dans des gaz rares contenu dans des tubes de Geissler, expériences qui ont mené à l’invention de ce même néon. Là, des barres en graphite accrochées méthodiquement sur des reposoirs nous parlent de l’émergence d’un monde moderne où la science et en particulier les recherches sur l’électricité auraient donné des moyens nouveaux à l’humanité. Pas très loin, le titre de l’expo — The Nervous Age — est écrit en code Morse, code télégraphique très efficace inventé par Samuel Morse en 1832. Sur un mur, le mot Aufbruch— mot qui, nous dit le texte de présentation, signifie en allemand « fracture, brisure, nouveau départ » — pourrait appuyer une lecture de cette expo qui en ferait comme un hommage à un monde moderne qui aurait pris son envol au XIXe siècle.
Lumières et ténèbres
En fait, Carl Trahan poursuit ici sa réflexion sur les effets bouleversants de la modernité. Il avait déjà exhibé deux autres volets de ce projet. Au centre Articule, début 2012, il montrait Tous les mots nécessaires, événement qui traitait des implications idéologiques du langage sous le Troisième Reich, mais aussi, plus banalement, des effets des typographies anciennes et modernes sur notre perception des mots. En 2014, au centre AXENÉO7 à Gatineau, il exposait Notte Elettrica qui traitait des liens entre futurisme, nouvelles technologies et fascisme. Voici donc maintenant que Trahan travaille sur l’époque qui a précédé ces moments de totalitarisme. Il en profite encore pour discuter du versant sombre de la modernité scientifique et technologique. Car cette exposition si bien ordonnée et minutieusement installée se dévoile comme étant presque effrayante.
Malgré ce que le titre — The Nervous Age — pourrait peut être laisser entendre à certains, il ne s’agit pas vraiment de nous sortir encore une fois le cliché d’un monde moderne où tout va trop vite… Trahan nous parle plutôt d’une modernité hantée par l’irrationnel. Comme le dit le titre en allemand d’une des oeuvres de Trahan, titre tiré d’une pièce de Goethe : Wo viel Licht ist, ist auch viel Schatten, (« Là où il y a beaucoup de lumière, il y a aussi beaucoup d’ombre »)…
Des exemples : Cromwell Varley, dont je vous parlais plus tôt, a travaillé sur des décharges électriques dans des gaz rares non pas pour inventer de nouveaux moyens d’éclairage, mais pour communiquer avec l’au-delà ! Sur un mur, dans des dessins qui semblent montrer une expérience scientifique, Trahan a recopié des photos du XIXe siècle exhibant des médiums qui prétendaient faire apparaître des esprits à travers des phénomènes lumineux ou électriques. Trahan nous rappelle que ce siècle qui a autant cru à la science a aussi été fasciné par le spiritisme et l’occultisme… Et toutes les classes sociales furent touchées. Même Victor Hugo s’est adonné à ces rites. Mais Trahan va plus loin. Dans certaines oeuvres, il tente de montrer comment la modernité européenne fut l’énergie incontrôlable d’où naquirent des guerres et des atrocités. Comme le visiteur pourra le lire sur un des murs de la galerie, il s’agit ici de discuter de « L’autodestruction de l’âge du progrès. » Et de cet âge, nous sommes malheureusement les héritiers.