L’odyssée de Patrick Bernatchez, enfin au musée

Le temps, et sa mesure, sont au cœur de la pratique de Patrick Bernatchez, un artiste qui n’a cessé de se pencher sur les mutations et les histoires sans fin.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Le temps, et sa mesure, sont au cœur de la pratique de Patrick Bernatchez, un artiste qui n’a cessé de se pencher sur les mutations et les histoires sans fin.

Elle paraît loin l’époque où une aura de clandestinité planait sur le travail de Patrick Bernatchez. Trois soirs en un an, il avait exposé films, peintures et dessins dans le hall et l’ascenseur du bâtiment du Mile-End où il louait un atelier. Ça se passait à la bonne franquette, comme une réunion entre amis.

Même pas une décennie plus tard, Patrick Bernatchez apparaît, à la vue des quidams, sur la façade du Musée d’art contemporain de Montréal (MACM). L’affiche qui montre un cheval et son cavalier casqué à la manière d’un coureur automobile annonce son exposition, sa plus grande à ce jour. Voici l’heure de saluer ses anachronismes.

Le temps, et sa mesure, sont au coeur de la pratique d’un artiste qui n’a cessé, depuis cette époque un brin clandestine du Fashion Plaza, de se pencher sur les mutations et les histoires sans fin. Les temps inachevés, c’est le titre de l’expo du MACM. Bilan des dix dernières années, elle réunit deux corpus : Chrysalides (2006-2013), le projet né dans et en regard du Fashion Plaza, et Lost in Time (2009-2015), dont la musique, notamment celle de Bach, lie objets, films, photographies et, bien sûr, oeuvres audio.

Une montre est devenue l’emblème de cette signature marquée par le tempo et la distorsion : l’oeuvre BW (2009-2011), point de départ du cycle Lost in Time, ne signale pas l’écoulement des heures ni des minutes, mais du millénaire.

« Je suis aux prises avec le temps, comme tout le monde. Cette montre est un objet antitemps, pour remettre en question notre rapport au temps, tellement réglé à la seconde près », dit celui qui a voulu matérialiser, avec BW, le « vertige » provoqué par ces minuteries annonçant, jadis, la fin de 1999.

Consécration

 

Le temps passe, mais en réalité, la consécration que Patrick Bernatchez reçoit du MACM — pour autant qu’un solo dans un musée signifie cela, une consécration — suit l’habituel cheminement, depuis sa première expo en l’an 2000. Il est passé par les centres d’artistes, a été sous l’aile de galeries privées (Donald Browne d’abord, puis Battat Contemporary). Il a figuré dans de prestigieuses listes, participé à la Triennale québécoise en 2008, été cité finaliste du prix Sobey en 2010. Il a eu sa part de visibilité à l’étranger et Les temps inachevés, organisée avec Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, en est l’aboutissement.

Les temps changent, rue Sainte-Catherine. Il y a longtemps que le MACM n’avait pas misé avec autant de classe sur des artistes québécois. Le solo Bernatchez, qui suit l’expo estivale de David Altmejd, bénéficie comme lui d’une diffusion à grand déploiement, publication et itinéraire de prestige à l’appui. Notons que Bernatchez partagera le musée avec Dana Schutz, peintre new-yorkaise, et avec Camille Henrot, vidéaste parisienne, mais c’est lui qui occupera le plus de superficie.

Chrysalides se décline d’abord en une interminable suite de dessins, dont la finesse du trait n’a d’égale que la bestialité du contenu. Quatre films et une installation sonore en font aussi partie. Le cycle parle de la vie et de la mort, de moisissure et de renaissance, d’états de transition comme ceux du Fashion Plaza, complexe ouvrier devenu pépinière d’artistes.

« Le dessin, c’est un truc qui m’appartient depuis que je suis tout petit. Qui a fait de moi un artiste, dit-il. Dessiner est un besoin intrinsèque, [qui me plonge dans] un état méditatif que je ne trouve pas quand je fais un film ou une oeuvre sonore. »

Outre la montre millénaire, Lost in Time rassemble son lot d’oeuvres ancrées dans la durée, certaines filmiques, d’autres audio. Le cheval et le cavalier casqué de l’affiche sont tirés de l’oeuvre-titre Lost in Time (2014). Tourné en Islande, ce film axé sur un espace-temps indéterminé, mais blanc et glacé évoque, selon son auteur, une odyssée pour « se libérer d’une emprise, du déterminisme, de tout ce qu’on nous apprend dans une société ».

Vénérer la musique

 

Artiste autodidacte et grand détracteur des diktats, Patrick Bernatchez est aussi un mélomane assumé. La musique, il la vénère, pour mieux la manipuler. Les Variations Goldberg de Bach sont devenues sa matière de prédilection depuis l’époque du prix Sobey et l’installation Goldberg Experienced.01 Berlin Session (2010-2011). La série Piano orbital, entamée en 2011, repose, elle, sur la position inusitée de partitions de Debussy et autres Ravel : les feuilles sont placées selon une orientation variant de 90 à 360 degrés.

Plusieurs des oeuvres réalisées pour l’expo au Luxembourg, il y a un an, poussent la distorsion des Variations Goldberg plus loin qu’en 2010. Pour y arriver, Bernatchez a notamment travaillé avec deux compositeurs, le Mexicain Murcof, célébrité de l’univers électro, et Patrice Coulombe, un Québécois qui oeuvre déjà dans l’art actuel. Bref, la musique, atonale plus souvent que mélodieuse, traversera le musée, y compris son hall d’entrée.

Après son passage à Montréal, déjà précédé par trois arrêts en Europe, l’expo Le temps inachevé se rendra au Power Plant de Toronto.

Patrick Bernatchez en cinq dates

1972 : Naissance à Montréal

2000 : Première expo, à L’Écart, lieu d’art actuel de Rouyn-Noranda

2006 : Première apparition des Chrysalides au Fashion Plaza

2009 : Premier solo en Europe, au Stedelijk Museum de Bois-le-Duc, aux Pays-Bas

2011 : Expo à la Galerie de l’UQAM ; première fois que les cycles Chrysalides et Lost in Time sont réunis

Les temps inachevés

Patrick Bernatchez, au Musée d’art contemporain de Montréal, 185, rue Sainte-Catherine-Ouest, du 17 octobre au 10 janvier.



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