Tous contre le monument

L’une des propositions de l’exposition «Monuments aux victimes de la liberté» est celle de Dominique Sirois, qui a conçu une sculpture hyperréaliste d’un sans-abri sans visage à enjamber dans le corridor.
Photo: Rémi Thériault L’une des propositions de l’exposition «Monuments aux victimes de la liberté» est celle de Dominique Sirois, qui a conçu une sculpture hyperréaliste d’un sans-abri sans visage à enjamber dans le corridor.

Le centre d’artistes AXENÉO7 et la toute nouvelle Galerie UQO (pour Université du Québec en Outaouais) ne se sont pas nécessairement mis d’accord, mais leurs expositions, en ces temps de campagne électorale, s’opposent au dogmatisme de Stephen Harper et à son projet de monument public.

Au Monument aux victimes du communisme, projet du gouvernement canadien qui prendra forme en 2016, faudrait-il répondre, comme l’a déjà suggéré Elizabeth May, chef du Parti vert, par un « monument aux victimes du capitalisme » ? Cette commémoration en pierre fait-elle partie, comme l’a signalé l’historien Yakov Rabkin, « de la rhétorique belliqueuse et manichéenne du gouvernement Harper en matière de politique internationale » (Le Devoir, 7 juillet 2015) ?

Le futur monument est déjà tout un symbole de l’idéologie défendue par la mouvance conservatrice qui dirige le pays depuis dix ans. En ces temps de campagne électorale, des artistes sont montés au front pour dénoncer une manière simpliste de (re)faire l’histoire. Deux espaces de Gatineau, à l’ombre du Parlement, exposent une vague de contre-propositions à faire déboulonner le plus solide des édifices.

Politisée jusqu’aux os, l’exposition Monuments aux victimes de la liberté réunit, au centre AXENÉO7, la plus imposante délégation d’artistes engagés dans une cause. De mémoire, même le printemps érable n’avait réussi à tenir une expo avec autant de porteurs de carrés rouges.

Les quinze propositions exposées découlent d’un appel lancé par le collectif Entrepreneurs du commun, qui invitait, par ironie, à voir la liberté comme un totalitarisme. L’idée consiste à offrir autre chose qu’un monument idéologique, confus et malhonnête.

Certains artistes en proposent le parfait antidote, comme Emmanuel Galland et son Quand c’est non, c’est non…, ou comme Edith Brunette et son Contre-monument à 100 millions de brins d’herbe identiques. Les deux s’imaginent occuper le site voisin de la Cour suprême du Canada destiné au monument, le premier avec un « non » géant, la seconde avec un jardin communautaire.

Sans tomber dans la dénonciation brutale du néolibéralisme, l’expo en pointe les paradoxes. Le « communisme » n’est-il pas de nos jours un produit qui se vend ? Steve Giasson, l’artiste qui a entamé cet été des Performances invisibles, a acheté sur le site Web de l’empire Walmart différentes éditions du Manifeste du Parti communiste. Onze Marx et Engels, dans onze sacs en plastique, sont ainsi exposés à AXENÉO7, à la fois comme marchandise et comme objet de convoitise.

L’expo, qui déborde des salles habituelles, prend place autant dans le corridor que dans les toilettes (une oeuvre sonore qui tombe dans le brouhaha inoffensif), ainsi qu’à l’extérieur. C’est là qu’un non-monument attend les visiteurs. La plaque en bronze de Milutin Gubash rappelle la désillusion qui attend souvent les immigrants en quête de liberté. Pas question d’ériger un monument, dans ce cas.

L’humour s’offre, pour sa part, en échappatoire à un sombre contexte. Chez Clément de Gaulejac, la touche toute simple digne de la caricature politique s’exprime en affiches, puis par l’entremise d’un autel votif avec boîte à musique (on y entend L’internationale, bien sûr).

Cynique, la contestation prend une tournure macabre lorsque les artistes comptabilisent les victimes d’autres régimes. Le collectif Projet EVA identifie avec des fiches nécrologiques 28 individus décédés entre 1839 et 2014 — les Rosa Luxembourg et Biko de ce monde. Pour Dominique Sirois, la pauvreté est un stigmate du capitalisme qui se camoufle bien. Elle énonce ceci en deux oeuvres, Monument du désoeuvrement, une sculpture hyperréaliste d’un sans-abri sans visage à enjamber dans le corridor, et Sleeping Data, série de graphiques statistiques cousus sur un sac de couchage.

La liberté a engendré toutes sortes de créatures, dont le pédophile John Wayne Gacy, dit « Killer Clown », devenu une fois en prison peintre apprécié de collectionneurs. Thierry Marceau, artiste de la performance connu pour ses mises en scène où il incarne d’illustres personnages, revient sur ce triste énergumène. À la manière de l’ermite dans le film Simon du désert, de Buñuel, le Gacy de Marceau est perché dans sa cage, oisif, sauf pour se peindre en clown. Un scrupuleux marchand d’art, qui vient cueillir les tableaux, s’en réjouit.

Révolution sans monument

 

L’exposition S’endormir près du monument pendant la révolution, à la Galerie UQO, n’a pas les mêmes ampleur et rage. Elle offre néanmoins une autre lecture du passé communiste que celle étriquée défendue par les Harper au pouvoir.

Milutin Gubash (encore), Guillermo Trejo et le Néerlandais Bojan Fajfric se partagent l’espace en proposant leur vision toute personnelle. Le monument de Gubash, réalisé par accumulation de ses propres oeuvres, artefacts et caisses d’entreposage, parle d’identité. Les imprimés de Trejo évoquent le rôle des tracts dans la lutte politique, alors que la vidéo de Fajfric revient sur la fin de la Yougoslavie, prélude à d’autres injustices et conflits.

Tout n’est pas si simple ni simpliste, contrairement à ce qu’énoncera le Monument aux victimes du communisme. Or, c’est lui qui sera coulé dans le béton. Comme jadis les statues de Lénine.

Monuments aux victimes de la liberté

AXENÉO7 (80, rue Hanson, Gatineau), jusqu’au 17 octobre et «S’endormir près du monument pendant la révolution», Galerie UQO (101, rue Saint-Jean-Bosco, Gatineau), jusqu’au 31 octobre

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