L’engagement derrière les images

En art, la défense d’une cause n’implique pas nécessairement un discours destiné à convertir les masses. Fort heureusement, les artistes dits engagés savent aussi user de poésie quand vient le temps de dénoncer. C’est le cas d’Anne Ashton et de Rebecca Belmore, qui se partagent les salles d’exposition d’Oboro.
Dans sa peinture, Anne Ashton décrypte depuis plus de vingt ans la faune et la flore dans toute leur splendeur. Ses figures, elle ne les magnifie pas seulement au moyen du grand format, mais également par le biais de compositions propres à l’observation scientifique. Le contexte est réduit au minimum, le coup de pinceau, imperceptible. Même si, parfois, des motifs en bordure viennent colorer l’étude, tout est peint à la manière du dessin encyclopédique.
Le requin blanc au coeur de sa nouvelle oeuvre ne rompt pas avec la pratique de celle qui a autant peint des insectes et des fleurs que des tornades ou des nuages. Dans Tiburón (requin, en espagnol), le poisson nage dans un espace indéfini. Le fond bleu, avec des dégradés tirant vers le blanc, peut aussi bien évoquer la mer que le ciel, ou rien du tout. Le réalisme chez Ashton, depuis toujours, est une porte d’entrée vers une multitude d’interprétations.
Tiburón n’est pas qu’une peinture, n’est pas que de la peinture. Déjà, l’animal, étalé sur tout le long, est morcelé en cinq panneaux (cinq huiles sur bois) suffisamment séparés (ou collés) pour que cette fragmentation fasse partie du propos, axé sur l’avenir incertain d’une espèce marine.
Tiburón est en réalité une installation : aux cinq panneaux, il faut ajouter le mur peint en noir, le banc pour s’y asseoir et l’enregistrement sonore qui se déclenche à l’arrivée du premier visiteur. La lumière ambiante aidant, la peinture polyptyque donne même l’impression de bouger, de s’envoler.
Anne Ashton ne fait pas que décrire un requin. Elle instaure un climat de sérénité, appelle à une expérience affective. La facture léchée de cet animal en voie de disparition et le thème de la mort abordé par la trame sonore — un folk de Woody Guthrie (1912-1967), pionnier aux États-Unis de la chanson engagée — se complètent fort bien.
Il n’y a rien d’excessif dans cette exposition. Bien au contraire. Tant dans les éléments secondaires peints, très discrets et ambigus (une lune et des oeufs de requin), que dans la modestie de la mise en espace, Tiburón fait davantage dans l’introspection que dans le matraquage d’un message. L’artiste a su maximiser la salle fermée d’Oboro, l’intégrer, telle qu’elle est, à sa proposition.
Au-delà des performances
Rebecca Belmore a hérité de la grande salle d’Oboro. Elle aussi fait un sage usage de l’espace : l’expo Somewhere Else ne réunit que quatre oeuvres. Membre de la communauté anishinaabée, native d’Ontario et aujourd’hui établie à Montréal, l’artiste est connue pour son militantisme à la défense des Premières Nations et, en particulier, des femmes autochtones. Sa pratique, souvent de l’ordre de la performance, porte, par le fait même, l’empreinte de la violence et de l’injustice.
Bien que direct, le propos de Belmore n’est pas exempt de métaphores. Une oeuvre comme pakwâwi-mostos asiniy (qui signifie pierre de bison, en cri) est emblématique de cette manière si habile qu’elle a de parler d’une culture ancestrale, de sa vulnérabilité actuelle et du regard, ou de l’intérêt, qu’on lui porte.
Cette « sculpture », composée d’une grande photographie, de clous et d’un bloc de ciment, dicte deux temps de lecture. De front, elle s’offre comme une vue superficielle d’un rocher dans la plaine. De près, ou de côté, on découvre l’image affligée de clous. La confrontation entre la perception d’une culture et sa réalité imprègne avec force l’expérience de cette oeuvre. Mais l’artiste ne dicte aucun comportement, elle nous laisse la liberté d’action.
L’expo Somewhere Else repose sur ce rapport entre action et image. Les quatre oeuvres sont en quelque sorte les résultantes de performances de Rebecca Belmore. Au-delà de leur rôle de document ou de trace, elles deviennent des pièces autonomes, qui demandent de nouvelles lectures. Si certaines peuvent donner la triste impression que nous arrivons trop tard, l’installation qui donne le titre de l’expo, une oeuvre à quatre vidéos, est solide, d’une actualité étonnante.