Exposition - Situationnistes et lettristes, l'art après sa mort
Une exposition du Musée d'art moderne de Saint-Étienne tente pour la première fois de retracer l'histoire de l'Internationale situationniste et du lettrisme, du point de vue de l'art.
Saint-Étienne, France — Pour la première fois, une exposition écrit l'histoire des lettristes et des situationnistes, autour de Guy Debord. Celui-ci avait annoncé le «dépassement de l'art» dans l'action révolutionnaire. Mais la défense de la liberté ne serait-elle pas d'abord la défense de la forme? C'est l'autre avant-garde artistique en Europe, de l'après-guerre aux années 1960, celle qui ne passe pas par les querelles entre abstraction et figuration. C'est la plus violente, la plus radicale. On n'y trouve que quelques noms familiers aux visiteurs de musées d'art moderne: Asger Jorn, Constant, Raymond Hains, Jacques de la Villeglé. Les autres noms sont connus des lecteurs des revues Potlatch et Internationale situationniste: Guy Debord, Gil Wolman, Jean-Louis Brau, Giuseppe Pinot-Gallizio.Cette histoire commence peu après 1945, avec l'apparition du lettrisme, mouvement créé par Isidore Isou, et la création du groupe Cobra avec Appel, Constant, Dotremont et Jorn. Elle continue, en 1952, par la scission de l'Internationale lettriste (IL) autour de Debord et Wolman et la publication de Potlatch. Elle culmine, en 1957, avec la fondation de l'Internationale situationniste (IS). Si elle a Paris pour centre, elle n'en est pas moins internationale: Jorn est Danois, Constant Néerlandais, Pinot-Gallizio Italien. L'IS naît en Italie, à Cosio d'Arroscia, de la fusion de l'IL, du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (MIBI), créé par Jorn, et du Comité psychogéographique de Londres de Ralph Rumney. Les Belges de la revue Les Lèvres nues ne sont pas loin, ni les Allemands du groupe Spur de Munich.
Les uns sont écrivains, les autres peintres. Il arrive que les peintres écrivent (Jorn) ou passent à l'architecture (Constant). Il arrive que les écrivains pratiquent la peinture (Isou) ou le découpage et le collage (Wolman, Debord). Ils font aussi du cinéma (les mêmes, ainsi que Maurice Lemaître).
Ce qui les réunit? La plus intransigeante colère. Contre quoi? Contre tout. Contre les IVe et la Ve Républiques, le colonialisme, le stalinisme, l'impérialisme de la marchandise. Contre l'idiotie hollywoodienne, les écrivains académisés à la Claudel, les écrivains médiatisés à la Sagan, Breton et le surréalisme vieillissant, Le Corbusier et le modernisme stéréotypé, les divertissements grand public, les fausses avant-gardes artistiques, les compromis, les traditions. L'époque, la leur comme la nôtre, propose d'innombrables motifs d'enrager. Ils apparaissent aujourd'hui comme des exemples: les motifs qu'ils avaient d'enrager, nous les avons. La situation s'est juste un peu aggravée, à mesure que se renforçaient les lois du profit et du divertissement généralisés.
Offenses et détournements
Leurs «antifilms» mettent à mal les conventions narratives et visuelles du cinéma, suppriment l'image, désarticulent le récit sentimental banal, attaquent le spectateur sous tous les angles. Leurs collages/montages, nommés Métagraphies, traitent photos et titres des journaux par la dérision, les recouvrent de scotch, les réduisent à d'illisibles slogans. Leurs toiles se moquent à tel point de la peinture que Jorn invente le détournement de vieux tableaux: il repeint des bonshommes ou des animaux grotesques sur des tableaux anciens achetés dans les brocantes. Les poèmes d'Isou, les «crirythmes» de Dufrêne, les «mégapneumies » de Wolman condamnent la syntaxe, ignorent les mots, retentissent d'onomatopées et de litanies aussi entêtantes qu'incompréhensibles. Il n'est aucun art qui reste à l'abri de leurs offenses.
L'exposition conçue par Yan Ciret veut présenter une vue d'ensemble et une chronique de cette guérilla des idées et des oeuvres. Elle révèle un nombre considérable de travaux et réussit le plus important: donner le sentiment physique d'une lutte incessante et nerveuse, offensives éclairs sur le front du Festival de Cannes ou des «grands éditeurs» parisiens, attentats contre les modes des galeries et le confort des autorités en place. L'accrochage est proliférant. Les «métagraphies» montent à l'assaut des murs en compagnie des tracts, des couvertures de revues, des affiches. On ne sait plus où donner du regard, des affiches déchirées de Hains et Villeglé aux rouleaux de peinture «industrielle» de Pinot-Gallizio, parodie déchaînée de l'expressionnisme abstrait. Ni de l'oreille: l'ouïe est assaillie par la bande-son des antifilms de Wolman et de Lemaître (ceux de Debord sont absents) et par les déclamations enregistrées de Dufrêne.
L'effet d'agression est fort et ferait presque oublier que l'on se trouve dans un musée. Il faut ces chocs, même s'il est regrettable que l'exposition, toute à la provocation, néglige à l'excès le contexte politique, social et culturel. Un visiteur qui connaît mal les années 1950 et 1960 peut manquer de repères dans ce labyrinthe.
Antagonismes irrémédiables
La volonté de rendre manifeste le ton de l'époque a ainsi conduit à presque effacer des antagonismes irrémédiables et lourds de conséquences: la rupture de Debord avec Isou en 1952, les séparations et excommunications qui marquent les débuts de l'IS, la fracture entre les «artistiques» (Jorn, Constant) et les «politiques» (Debord, Vaneigem) au début des années 1960.
Ce point est essentiel: Debord, avant de l'énoncer dans La Société du spectacle (1967), a affirmé dès ses articles dans Potlatch (1954-1957) le dépassement de l'art, activité obsolète et épuisée, par un mouvement immédiat qui bouleverserait les vies et les villes. Après la «fin de l'art» viendrait la révolution — politique, sociale, urbaine, personnelle. Les artistes n'apparaissent plus que comme des producteurs attardés, incapables de renoncer à la fabrication fétichiste d'objets dits objets d'art destinés à la consommation.
Du moins est-ce la thèse centrale, qui s'appuie sur une deuxième conviction, historique celle-ci: après Dada et la mort de Dada, il ne reste plus rien à faire dans le champ de la création plastique. Dada a été cette «fin de l'art», qu'il serait ridicule de répéter. Or l'exposition ne montre pas cela — mais plutôt l'inverse. Elle montre Debord, Wolman ou Brau très attentifs à la justesse de leurs interventions visuelles. Les «métagraphies» prouvent tout à la fois que leurs auteurs ont observé Schwitters assez précisément et qu'ils mesurent le pouvoir des compositions, des collisions d'images et des effets de textures.
Les recouvrements de Jorn, autant que les affiches déchirées de Hains, mettent en oeuvre un art de la destruction calculé et maîtrisé. La perfection des mises en pages de bandes dessinées détournées, le choix des couvertures et des typographies, le sens des formules définitives imprimées en rouge: autant de qualités à mettre en rapport avec l'extrême souci du style propre à Debord, qui a su très vite qu'écrire le français du cardinal de Retz ou de Saint-Simon était une manière radicale d'échapper à la langue des politiques et des publicitaires, tissée de truismes et de mensonges. Comment s'appelle le premier livre publié par l'IS en 1957? Il est de Jorn et s'intitule Pour la forme. Pour l'IS en effet, nonobstant le dogme du dépassement de l'art dans l'action révolutionnaire, la défense de la liberté de la pensée ne se sépare pas de la défense d'une certaine forme. Et cette forme est artistique, au plus haut point.