De plus en plus de collectionneurs au Québec

La foire Papier 15 s’ouvre alors que le marché international de l’art contemporain est en pleine ébullition. Les oeuvres de Jeff Koons, Jean-Michel Basquiat ou encore Christopher Wool, qui détiennent à eux seuls 22 % du marché mondial, s’arrachent à plusieurs dizaines, voire centaines, de millions de dollars. Et les acheteurs, autrefois européens et états-uniens en grande majorité, se trouvent maintenant aux quatre coins de la planète. Et le Québec dans tout ça ?
« Nous sentons de plus en plus d’intérêt de la part de notre clientèle envers l’art contemporain, affirme Éric Bujold, président de Gestion privée 1859 à la Banque Nationale et président d’honneur de Papier 15. Nous sommes un partenaire de la foire depuis quelques années. Au début, nous en faisions la promotion. Aujourd’hui, ce sont les gens qui nous appellent pour nous demander quand c’est, si on va y être, etc. On les croise ensuite. Il y en a qui viennent pour acheter, par coup de coeur ou pour investir, d’autres pour découvrir, se familiariser avec cette forme d’art. C’est vraiment très intéressant de sentir qu’ici aussi le milieu est en train de bouger. »
Une analyse que partage Jo-Ann Kane, conservatrice à la Banque Nationale depuis 2002. Avec 7000 oeuvres environ, dont 90 % se classent dans les catégories de l’art contemporain et de l’art actuel, la banque partenaire de Papier 15 possède la plus grosse collection d’entreprise au Canada.
« Je vois l’intérêt grandir parmi les employés de la banque, raconte-t-elle. Il y a 10 ans, lorsqu’on me demandait une toile pour mettre dans un bureau, on voulait un paysage traditionnel québécois. Quand je proposais de l’art contemporain, je sentais de la réticence. Aujourd’hui, les demandes qu’on nous fait au niveau de l’aménagement corporatif sont de plus en plus axées vers l’art contemporain, que ce soient des toiles, des photos et même, de plus en plus, des vidéos. »
Ce sentiment se confirme édition après édition à la foire Papier, où les visiteurs se pressent chaque année plus nombreux. « Le papier est une très belle façon de commencer une collection, parce que les oeuvres, surtout les estampes, sont beaucoup plus abordables », explique la conservatrice.
« C’est une belle porte d’entrée, confirme M. Bujold. J’ai des clients qui commencent, d’autres qui sont de grands connaisseurs. Les gens y vont beaucoup par coups de coeur. À Montréal, cette foire permet vraiment de pénétrer le milieu, de mieux le comprendre. Si je prends mon exemple, il y a cinq ans, j’étais un pur néophyte. Je suis allé à Papier et cela a piqué ma curiosité. Ensuite, je me suis documenté. On trouve tellement de choses aujourd’hui sur Internet. Toutes les galeries font la promotion de leurs artistes, écrivent leurs biographies. Il y avait des choses qui m’attiraient plus que d’autres. Et c’est comme ça que j’ai commencé ma collection. »
Charles Assaf fait partie du Cercle des jeunes philanthropes (CJP) du Musée des beaux-arts depuis sa création, en 2012. Ce regroupement de professionnels âgés de moins de 45 ans et ayant un intérêt pour l’art se retrouve régulièrement autour de vernissages et d’autres activités culturelles. Charles Assaf a démarré sa collection il y a deux ans. Il possède des lithographies et des photographies de deux artistes, l’Espagnole Rosa Munoz et l’Équatorienne Isabel Ullauri.
« Pour l’instant, je fonctionne par coups de coeur, raconte-t-il. Je ne fais pas de calcul financier. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la relation que j’ai avec l’oeuvre. L’impact émotionnel qu’elle me procure. Ça dépasse le rationnel. Il y a des gens qui n’achètent que des “ valeurs sûres ”. Ce n’est pas mon cas, parce que je n’achète pas des oeuvres pour les mettre dans un coffre à la banque. Je vis avec elles, je les vois tous les jours. »
Il explique cependant que, lorsqu’il trouve un artiste intéressant, il « valide » son impression avant d’aller plus loin. « Je ne suis pas un expert, alors je discute beaucoup avec les galeristes, raconte-t-il. Ils sont une source exceptionnelle d’information et nous avons de la chance parce qu’à Montréal ils sont très abordables. Ça me permet de savoir qui est l’artiste, le contexte dans lequel il travaille, s’il est en début ou en fin de carrière, où il a exposé, etc. On en apprend évidemment aussi beaucoup en allant voir les expositions dans les musées, en participant à des causeries avec des critiques, des collectionneurs, les artistes eux-mêmes. Et, bien sûr, en allant dans certaines foires. Papier, à Montréal, est un très bon début parce qu’on se rend compte qu’on n’a pas besoin d’être riche pour devenir collectionneur. Mais je vais en plus chaque année à Miami, New York et Toronto. »
Si de plus en plus de Québécois s’intéressent à l’art contemporain et en achètent, comme MM. Bujold et Assaf, c’est encore souvent pour le plaisir de contempler une oeuvre qui leur a tapé dans l’oeil et qu’ils ont envie d’avoir dans leur salon. Ils sont en revanche peu nombreux à en faire un business.
« À certaines conditions, les collectionneurs peuvent réclamer une déduction fiscale, explique Simon Gareau, avocat chez Raymond Chabot Grant Thornton, à Sherbrooke, et spécialiste de la fiscalité des oeuvres d’art. Il faut qu’il s’agisse d’oeuvres canadiennes et elles doivent avoir été acquises dans le but exclusif de gagner un revenu d’entreprise, par exemple pour décorer la réception, une salle de conférence, les corridors ou le bureau d’un actionnaire et être à la vue des clients de l’entreprise. Certaines très grandes entreprises ici ont de belles collections et profitent de ces avantages. Mais je n’ai jamais vu un particulier ou un professionnel venir me voir pour ça. Il y a au Québec de plus en plus de collectionneurs d’art contemporain, surtout chez les jeunes, poursuit-il. Mais, en grande majorité, ils vivent avec cet art chez eux. »
Éric Bujold nuance légèrement ce propos, affirmant que, même si ça n’a rien à voir avec ce qui peut se passer de l’autre côté de la frontière aux États-Unis, en Europe et surtout de plus en plus en Chine, l’investissement dans l’art contemporain, au même titre que dans d’autres formes d’art, intéresse de plus en plus ses clients fortunés.
Et ils auraient d’ailleurs tort de s’en priver. Le secteur promet, pour les oeuvres de plus de 50 000 euros (un peu moins de 67 000 $ CAN), une rentabilité de 10 % par an en moyenne, selon Artprice, leader mondial de l’information sur le marché de l’art. Bien plus que les valeurs boursières ou immobilières actuelles…