Warhol 102, Caravage 0

«Garçon pelant un fruit», Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Caravage (1592). Cette toile du maître baroque italien, estimée à entre 3 et 5 millions, n’a pas trouvé preneur mercredi.
Photo: Christie’s «Garçon pelant un fruit», Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Caravage (1592). Cette toile du maître baroque italien, estimée à entre 3 et 5 millions, n’a pas trouvé preneur mercredi.

C’est la bataille des maîtres. Une nouvelle querelle des Anciens et des (hyper) modernes. Et les vieux en mangent toute une.

Dans un coin — lequel, le droit ? — Garçon pelant un fruit (1592), une des premières oeuvres de Caravage, mort il y a quatre siècles exactement. L’huile sur toile était en vente à New York mercredi après-midi. Sa valeur estimée : entre 3 et 5 millions. Elle n’a pas trouvé preneur en moins d’une minute de basses mises.

L’encan Master Paintings de Christie’s proposait 54 oeuvres, et les deux tiers (32) n’ont pas changé de main. Dans le lot des refusés : Peter Brueghel, Canaletto, Rombouts. La vente des trésors a rapporté 11,4 millions, moins du quart escompté.

La routine habituelle quoi. Bon an mal an, cette portion historique du marché de l’art ne représente plus qu’un dixième des enchères mondiales.

Le reste se retrouve dans l’autre coin — le gauche alors ? Ne s’y concentrent que des maîtres modernes et contemporains, de plus en plus récents en fait.

Andy Warhol, grand fournisseur d’images colorées reproduites en série, domine le peloton de tête avec Jeff Koons et quelques autres gros noms nés au XXe siècle. Son Triple Elvis, triptyque sérigraphié, s’est vendu 102 millions aux enchères, en novembre, toujours chez Christie’s, à New York. On répète : plus de 100 millions.

Ses Four Marlons de 1966, représentant des Brando, ont fait résonner le marteau à 86 millions. Pour mémoire, ces sérigraphies d’Andy Warhol (1928-1987) se vendaient quelques milliers de tomates dans les années 1960.

Bref, Warhol est maintenant 20 fois plus cher que Caravage ou Brueghel, qui ne se vendent même pas. Franchement, que se passe-t-il ?

Stase et flux

 

« On observe une tendance lourde à aller vers l’art actuel : ça pourrait ne pas durer, mais c’est très marqué pour l’instant », dit Christine Bernier, professeure d’histoire de l’art à l’Université de Montréal. Spécialiste du marché de l’art, elle a passé l’automne à examiner finement les mouvements pour un cours sur l’économie de la culture.

La professeure Bernier cite son collègue néerlandais Olav Velthuis, qui parle d’un marché contemporain écartelé entre la stase et les flux.


« Au fond, c’est un marché qui est toujours le même et qui vit quelque chose de complètement nouveau », dit-elle en proposant une poignée d’éléments pour expliquer la popularité impériale du contemporain par rapport à l’ancien.

L’ostentation et l’imitation.« Les nouveaux hyperriches de la scène globale prennent beaucoup plus de place qu’avant. Les collectionneurs d’autrefois se faisaient discrets. Maintenant, on les voit partout et ils vont tous vers l’art contemporain. C’est une mode. Ça fait partie de l’émulation par les pairs, du prestige d’un groupe restreint. »

La consommation.« Les foires d’art organisent maintenant ce marché contemporain. C’est Art Basel, avec ses satellites à Miami et maintenant Hong Kong et sa fondation pour les artistes des pays émergents. Les foires se substituent aux musées et les riches qui vont aux foires vont consommer le top niveau de l’art contemporain mondial. »

La peopolisation.« Le monde des collectionneurs est en train d’imiter le monde des stars du cinéma et du spectacle. Les vedettes comme Madonna collectionnent de l’art contemporain, ce qui renforce le désir des riches inconnus d’avoir aussi leurs collections. »

Le branding. « L’art contemporain s’insère dans la consommation. Vuitton a employé Takashi Nurakami pour repenser ses sacs à main. Les sphères s’interpénètrent et ça ne sert à rien de parler de Rembrandt dans ce contexte. »

Mme Bernier résume finalement sa perspective par cette formule lapidaire : « Le marché de l’art reste un marché élitiste. Avant, l’élite se distinguait par la culture. Maintenant, elle y arrive par l’économie et les riches en moyens se tournent vers l’art contemporain pour s’affirmer. »

Les prix eux-mêmes semblent donner valeur en soi. Dans ce système des beaux objets, les oeuvres contemporaines produisent un message de prestige à destination des hôtes et du monde. « Ce qui fait la manchette, c’est toujours l’encan », remarque la professeure.

Et ici ?

Tania Poggione, directrice du bureau de Montréal de la maison des ventes aux enchères Heffel, ne s’en plaint certainement pas tout en distinguant nettement le marché international du marché canadien.

« Il faut bien les différencier, dit-elle. Sur le marché mondial, les collectionneurs veulent des noms connus par tout le monde, Picasso ou Warhol. Le Caravage, moins. Je ne juge pas, je constate. La tendance est là. »

Et au pays ? « Sur le marché national, disons que nos maîtres du XIXe siècle, comme Plamondon ou Krieghoff, sont très bien établis. Les artistes modernes ont aussi vraiment la cote, Riopelle ou Harris qui se vendent entre 1 et 2 millions. »

Elle fournit des preuves. Paul Kane (1810-1871) domine le palmarès des ventes d’art canadien avec 5 millions, frais de vente compris, un record de 2002. Lawren Stewart Harris (1885-1970) occupe six des dix premières places. Riopelle et Lemieux y sont comme Carr et Thomson.

Les contemporains canadiens, eux, ne se retrouvent pas dans le lot de la revente, aux encans. Ils se contentent des ventes primaires, en galerie, sauf le photographe Jeff Wall, second dans la liste après Kane, avec Dead Troops Talk (1986) vendu pour 3,6 millions.

Le prix semble raisonnable, surtout par rapport aux quelque 170 millions payés pour un Francis Bacon il y a deux ans.

« Certains vont se faire avoir, dit la professeure. Mais les riches ont tellement d’argent. Et les plus grands acheteurs finissent par construire des musées pour exposer leurs oeuvres exceptionnelles, comme Bernard Arnault dans le bois de Boulogne à Paris. On revient aux collections privées de la Renaissance. »

Comme au temps des Borghese de Rome, quoi. La richissime et puissante famille commandait des oeuvres à Michelangelo Merisi da Caravaggio qui habitait tout près de son palais, « dans un logement misérable » dit la chronique…

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