L’Orient fantasmé de Benjamin-Constant

Au sommet du grand escalier du pavillon Hornstein du Musée des beaux-arts de Montréal, des femmes posent sur une toile. L’une d’elles, étendue, dévoile sa poitrine blanche tandis qu’à ses côtés une femme noire joue du tambourin.
Cette scène du tableau Intérieur de harem au Maroc, de Benjamin-Constant, aurait été impensable dans la réalité. « La vision européenne ici fantasmée du “harem de palais” n’a que peu de rapport avec la réalité historique et annihile trompeusement l’idée même d’enfermement, de cage aux barreaux dorés », écrit à ce sujet Samuel Montiège dans le somptueux catalogue de l’exposition.
Dans la réalité, haram signifie « sacré » ou « interdit », explique Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts, passionnée de l’art du XIXe siècle, qui a également agi comme commissaire de l’exposition. Dans le Maroc que fréquentait Benjamin-Constant, les femmes étaient contraintes de rester à l’intérieur des maisons, ou encore de se tenir sur les toits, loin des regards masculins. Dans les rues, elles circulaient vêtues de haïks, ces longues tuniques blanches dont témoignent des gravures de l’exposition.
Ces femmes peintes sur les terrasses, dans les salons, voire au hammam, ou se faisant masser par des esclaves, le peintre ne peut pas les avoir vues, relève Mme Bondil.
Benjamin-Constant, Jean-Joseph de son prénom, a pourtant véritablement longuement séjourné au Maroc. Marchant dans les traces d’Eugène Delacroix, dont l’exposition présente aussi deux tableaux, il peint l’Espagne musulmane de l’époque, avec l’Alhambra, cette citadelle de Grenade abandonnée et peuplée de mendiants et d’artistes, qu’ont aussi célébrée, à la même époque, les écrivains Washington Irving, Chateaubriand et Théophile Gauthier.
Puis, il peint Tanger, brûlante sous le soleil, avec son dédale de toits blancs donnant sur la mer bleue.
C’est dans son atelier qu’il peint entre autres le portrait du Caïd marocain Tahamy, visage noir et portant le sabre, un notable dont la figure est emblématique de la féodalité marocaine et dont un critique disait, au salon de Paris de 1883, qu’il semblait assis « plutôt sur un rayon de soleil que sur un banc de marbre ».
Il disait cependant qu’il fallait peindre le soleil au nord et l’ombre au sud, et plusieurs de ses toiles présentent plutôt des scènes d’intérieur, jonchées de tapis raffinés et de brocarts chatoyants, dans des pièces aux murs ornés de céramiques ou de peintures complexes, et où des léopards en laisse ou des flamants roses côtoient des femmes allongées.
Quarante ans après Delacroix, dont il ne réfute pas l’influence, Benjamin-Constant a à son tour accompagné des missions diplomatiques françaises au Maroc, avant que ce pays ne devienne un protectorat français. C’était quelques décennies après la conquête de l’Algérie par la France.
En montant cette exposition, dont les oeuvres ont été rassemblées grâce à quelque soixante prêteurs, et en publiant un imposant catalogue sur Benjamin-Constant, le musée fait oeuvre innovatrice puisque le peintre, dont l’oeuvre s’inscrit à la fin de la mouvance orientaliste, est pratiquement tombé dans l’oubli après avoir connu une immense gloire.
Pour Nathalie Bondil, le montage de cette exposition, constituée à force d’enquêtes et de recherches, constituait une véritable chasse au trésor.
Le musée possédait déjà deux oeuvres de Benjamin-Constant, vendues par le peintre, qui fréquentait Montréal de son vivant. Il a récemment fait l’acquisition de deux autres toiles, Le flamant rose, don de Philippe et Michèle Stora, et Beauté orientale, un legs de Frederick Angus.
Monumentales, plusieurs oeuvres de Benjamin-Constant avaient d’abord été conçues pour être vendues à l’État, lors des prestigieux salons de Paris, à la fin du siècle. Lorsque ce dernier a commencé à restreindre ses budgets consacrés à l’art, les peintres n’ont eu d’autre choix que de se consacrer à l’art du portrait, activité lucrative qui a attiré Benjamin-Constant à Montréal et aux États-Unis.
Plus de cent ans après la mort du peintre, et dans un tout autre climat social, Nathalie Bondil a par ailleurs senti la nécessité d’offrir aux visiteurs une relecture de l’orientalisme à travers des oeuvres contemporaines d’artistes marocaines.
Dans les dernières salles de l’expo, aux côtés des images de femmes offertes, on verra des photographies réalisées aujourd’hui par Yasmina Bouziane, Lalla Essaydi et Majida Khattari. Sur une photo de la première, Sans titre numéro 6 alias « La signature », une femme semi-voilée, bottes aux pieds, fixe elle-même le spectateur avec son appareil photo. Sur une photo de Lalla Essaydi entièrement retravaillée au henné, une femme allongée et couverte porte une colombe, emblème de liberté. Majida Khattari s’est pour sa part inspirée d’une oeuvre de Benjamin-Constant, Les chérifas,montrant des femmes nues aux côtés du chérif, pour reproduire la même scène, croquée aujourd’hui auprès de femmes habillées. Matière à discussion pour les débats à venir.