Deux solitudes autour d’une mort

Michel Campeau, Untitled 0804 (Montreal, Quebec, Canada), 2005.
Photo: © Michel Campeau/SODRAC (2013) Michel Campeau, Untitled 0804 (Montreal, Quebec, Canada), 2005.

La photographie analogique est à ce point dépassée qu’elle fait désormais l’objet de regards s’apparentant à ceux qu’on porte sur des civilisations disparues. Le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) y contribue non pas avec une, mais avec deux expositions. Deux expos suffisamment distinctes pour ne pas les réunir sous un seul titre, même si elles parlent de la même chose, soit de « disparition » et « d’obsolescence ».

 

La disparition de l’obscurité et Icônes de l’obsolescence ne forment pas une exposition thématique, notamment parce qu’elles portent, chacune, sur le travail d’un artiste, Robert Burley dans le premier cas, Michel Campeau dans le second. Point commun peu anodin : tant l’Ontarien que le Québécois oeuvrent en numérique.

 

Complémentaires au premier regard, antagonistes à bien des égards, cette disparition et cette obsolescence se tournent le dos. La mise en place que fait le MBAC des deux corpus est dans ce sens emblématique. Si les deux expos convergent vers le même point central, chacune a sa porte d’entrée. Si elles communiquent par des salles communes, un mur invisible les sépare. Il aurait fallu les éloigner davantage.

 

Un point, essentiellement, les distingue. Burley parle de l’industrie. Il photographie la fermeture des usines Kodak, Agfa, Ilford, Polaroïd. Il favorise les plans larges. Campeau, lui, s’intéresse au fait « maison » de cet art, au bric-à-brac. Sa caméra scrute les détails des chambres noires personnelles des photographes ; il en résulte des plans rabattus, étranges.

 

Derrière la nostalgie, inévitable dans le cas d’hommages à une technique révolue, le choix du MBAC pour une présentation simultanée des projets de Burley et Campeau - près de 80 images, souvent de grand format - pousse à la confrontation : la machine versus l’individu, le produit commercial versus l’inventivité artisanale, la mort versus la (sur) vie, etc.

 

La mort, chez Burley, domine. Son projet, basé sur des reportages successifs à Toronto, chez lui, puis aux États-Unis et en Europe, documente des bâtiments en fin de vie, où plus une âme ne travaille. Il est paradoxal qu’on braque les projecteurs sur cette architecture pensée pour l’obscurité - sans fenêtres, sans attraits - au moment où elle devient non fonctionnelle. Sa mise en lumière égale sa fin.

 

En salles, la mort est d’abord monument, avec des mastodontes vus de l’extérieur - les laboratoires Kodak de Toronto. Elle tourne ensuite au spectacle devant public - la démolition des édifices Kodak, dans l’État de New York. Enfin, elle prend des airs de déchéance par la vue, de l’intérieur, de lieux abandonnés et crasseux - le siège de Polaroïd, au Massachusetts. Ça commence par la vue soignée d’une firme solide et indestructible, en apparence, et ça se conclut par la présentation sans scrupule de sa dépouille, entrailles comprises.

 

L’abondance des images et l’insistance du propos dans ce genre d’entreprise finissent par la banaliser. Dans sa mise en place au MBAC, le projet bénéficie d’apartés qui lui donnent du rythme. Ici, un tableau avec les photos des employés, comme s’il avait été oublié dans la précipitation de quitter les lieux. Là, une mosaïque en polaroïds, tests de Burley pris avant de photographier les lieux avec son autre caméra. Mosaïque fragile : elle tend à s’effacer. La matière, comme son industrie, n’est pas éternelle.

 

Les chambres de Campeau

 

L’expo de Michel Campeau a le malheur de suivre. Sa porte d’entrée ? C’est celle qui sert habituellement, lors des grandes expositions, de porte de sortie. Malgré ce quiproquo, Icônes de l’obsolescence tient la route.

 

Un préambule, fait notamment d’anciens autoportraits dans l’atelier, ouvre le parcours en toute logique. S’ensuit le corpus central, la série La chambre noire (2005-2010), celle qui a poussé Campeau dans cette aventure de mémoire. Enfin, le visiteur reçoit, mais en rafale, les diverses autres avenues empruntées depuis 2007 par l’artiste, dont des extraits de la série sur les vieux appareils de la collection Bruce Anderson, en vedette cet automne au Musée des beaux-arts de Montréal.

 

Mieux connue par son intitulé anglais - le Darkroom, par lequel elle a été popularisée dans le monde -, la série devenue fétiche n’avait jamais été montrée en aussi grand nombre. La quantité, ici, ne dérange pas, tant la variété chromatique et formelle est étonnante.

 

Pris de près, et de front, chaque objet, que ce soit une cuvette bleue sans profondeur ou un agrandisseur à l’allure anthropomorphique, pousse dans un univers qui lui est propre. La débrouillardise du photographe derrière chacune des chambres noires, révélée au grand jour, fait croire que c’est peut-être par elle que se maintiendra en vie la technique obsolète.

 

Burley-Campeau : rapprochement justifié ou combat inégal ? Malgré son déséquilibre - monotone, mais plus aérée dans le premier cas ; plus éclatée, mais coincée dans le second -, cette double expo permet de montrer deux facettes, voire deux issues, de la photographie telle que pratiquée dans un autre siècle. Ça se justifie. Côté sombre, côté espoir. La disparition dos à dos avec des icônes.

 

Ce qui fatigue, ce sont les moyens, ou cette prétention du MBAC à être encore la « galerie nationale » de jadis, rassembleuse entêtée. Le musée d’Ottawa échoue ; il ne fait que ressortir un vieux cliché. L’expo Burley a été montée par le nouveau Ryerson Image Centre de Toronto, avec suffisamment de sous pour l’accompagner d’une riche publication. L’expo Campeau semble plus improvisée, sans catalogue, ni véritable vue d’ensemble sur dix ans de travail. Deux poids, deux mesures.

 

 

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