Décryptage - Ces artistes «stars» du 1%

Décryptage, série en sept temps sur l’art public au Québec, aborde chaque semaine un enjeu propre à cette forme qui connaît un regain d’intérêt à l’heure de l’animation culturelle des villes. Aujourd’hui : les concours d’art public.
Certains artistes québécois gagnent tellement de concours en art public qu’ils parviennent à en vivre. Or, le processus est tortueux et beaucoup plus délicat que celui qui mène au centre d’artistes et aux galeries.
Le duo Cooke-Sasseville de Québec travaille actuellement sur 11 concours différents. Rencontrés dans leur atelier du quartier Saint-Sauveur, ils sont entourés de maquettes de réussites et de projets mort-nés.
Pour faire son chemin, explique Pierre Sasseville, il faut vendre son projet et « jongler avec le fait que les oeuvres appartiennent à des organismes qui peuvent être froids à l’idée d’avoir des oeuvres percutantes ».
L’autre moitié du duo, Jean-François Cooke, compare le processus de création à du «gambling». Avec 11 projets en chantier, ils seront particulièrement audacieux sur certains d’entre eux, mais il arrive que l’autocensure menace davantage. « On en aurait un seul qu’on ne risquerait probablement pas autant », dit-il.
Créé en 1961, le programme des arts à l’architecture prévoit que 1 % du budget québécois des infrastructures publiques soit investi dans une oeuvre d’art. Pour les projets de 400 000 $ et plus, on crée carrément une nouvelle oeuvre.
En cinquante-deux ans, plus de 3200 oeuvres se sont ainsi glissées dans les entrées des écoles, des hôpitaux et des centres communautaires. Certaines années, cela fait du gouvernement le plus gros acquéreur d’oeuvres d’art au Québec.
Du scandale au succès
Dans son atelier de Montréal, le sculpteur Michel Goulet est aussi très occupé cet été. Après plus de trente ans en art public, il demeure très sensible au contexte dans lequel ses projets vont s’inscrire.
« On n’est pas là pour offusquer les gens, on est là pour les rejoindre, les rencontrer, dit-il. Quand on installe des oeuvres d’art et qu’elles changent quelque chose aux habitudes des gens, ça crée toujours du grabuge et c’est un petit peu difficile à vivre comme artiste. »
Son expérience montre très bien à quel point le contexte peut avoir le dessus sur l’oeuvre elle-même. À Québec, l’oeuvre Rêver le nouveau monde (2008), devant la gare du Palais, s’est révélée un beau succès. Sur des chaises de métal devant la Gare, on a gravé les paroles de poètes comme Leonard Cohen ou Claude Beausoleil. Lors d’une brève visite cette semaine, on pouvait constater que peu de passants résistaient à la tentation d’y jeter un coup d’oeil.
Or, une autre installation du même genre avait fait scandale au parc Roy à Montréal en 1990. Pour accueillir l’oeuvre, la Ville avait privé les résidants d’un stationnement, et les plaintes se sont multipliées. Michel Goulet raconte qu’ils s’attendaient en plus à avoir une fontaine.
La plupart des concours pour le 1 % fonctionnent sur invitation par les membres du jury. Pour accéder à cette première étape, les créateurs doivent être inscrits sur le registre du ministère. À partir de cette présélection, le jury choisit un petit groupe d’artistes à qui il demande de soumettre des projets plus détaillés avec maquettes et plans.
Ces concours demeurent assez controversés dans le milieu. Souvent, on entend dire que des artistes membres du jury favorisent des amis et en excluent d’autres. Michel Goulet est l’un de ceux à en avoir obtenu le plus ces dernières années. Mais auparavant, il a l’impression d’avoir été boudé par le système. « Pendant dix ans, je n’ai pas fait un concours, raconte-t-il. Au Québec, on dit toujours qu’un tel en a eu assez, qu’il faut passer à quelqu’un d’autre. Probablement que je n’avais pas d’amis sur les jurys ou que je n’avais que des ennemis », se rappelle-t-il avant de dire que c’est « reparti » depuis et qu’il en fait « quatre ou cinq par année depuis trois ou quatre ans ».
Michel Goulet se demande aujourd’hui si on ne devrait pas donner plus de place aux historiens et spécialistes de l’art. Outre le représentant du milieu de l’art, le comité inclut un délégué de l’organisme propriétaire, un architecte et un fonctionnaire du ministère. Dans certains cas, on demande aux candidats de respecter un thème comme « la rencontre », par exemple. Parfois, mais rarement, c’est carte blanche.
Les gars de Cooke-Sasseville ne cachent pas avoir un faible pour la 2e catégorie. « Nous, notre vision de l’art public, c’est qu’une sculpture qui est suffisamment forte par elle-même peut exister dans à peu près n’importe quel lieu, avance Pierre Sasseville. Tant mieux si après, on tire des liens avec l’existant puis le bâti autour. »
Accepter l’art actuel
Jean-François Cooke pense que c’est de cette façon qu’on va vraiment faire accepter l’art actuel. « L’autre fois, je parlais de ça avec Jasmin [Bilodeau], du collectif BGL, et on se disait qu’il faut qu’on mette des “ovnis” dans l’espace, pour habituer le public à ça. »
Michel Goulet, lui, note que la formation en arts visuels a préparé les artistes au contexte dans lequel ils créent. « Nous, on est de la génération de l’installation, et pour installer, il faut connaître le lieu. On a beaucoup remis en question les échelles, les manières d’approcher les gens, comment on fait un parc. »
Il ajoute qu’en art public, il faut tendre des perches au public. « Il faut qu’il y ait quelque chose qui vienne les chercher immédiatement. »
Si les sculpteurs ont toujours été très bien représentés dans le programme du 1 %, on constate que le secteur s’ouvre de plus en plus à d’autres disciplines. Pour la première fois en 2012, on a opté pour une performance (de Thierry Marceau) dans un bâtiment de la métropole. Une percée majeure, selon l’historienne de l’art Paule Mackrous. « Avec la performance, ils sont vraiment allés dans quelque chose de très innovant », dit-elle.
Certes, on est encore loin du jour où des artistes performeurs pourront en vivre, mais en attendant, les bonnes nouvelles se multiplient en art public. Après Montréal, qui a créé sa propre banque d’oeuvres, la Ville de Québec a annoncé qu’elle y investirait désormais 1 million par an.
Pendant ce temps, les artistes d’ici sont invités de plus en plus à participer à des concours en art public à l’étranger. Depuis son atelier de Montréal, Michel Goulet construit de nouvelles chaises pour la Belgique et la France. Quant à Cooke-Sasseville, ils finalisent un projet destiné à la ville de Surrey en Colombie-Britannique.