Regard sur Murdochville et Asbestos à l’ère post-industrielle

Louis Couturier et Jacky G. Lafargue, Temple (La beauté de la destruction), Mine de Murdochville.
Louis Couturier et Jacky G. Lafargue ont à leur actif des expéditions peu ordinaires. Le duo d’artistes, qui travaille ensemble depuis 1991, vient de réaliser deux projets dans les sites miniers de Murdochville et d’Asbestos, deux lieux dont ils ont ausculté les moindres reliefs et aspérités, équipés de leurs appareils photo et vidéo.
Le duo était de passage à Montréal, à quelques semaines du début des Rencontres internationales de photographie de Gaspésie, qui présente le résultat d’un de ces projets. Revenant d’un périple qui les a entre autres mené à Asbestos, les artistes racontent comment la mine a changé depuis leur dernier séjour, un camping de quatre jours au fond du trou.
Séjour atypique, mais pas si étonnant pour le duo qui dit chercher à faire des projets « au plus près des sites ». La mine d’amiante s’est avérée un terrain de prédilection, du fond de ses profondeurs que l’eau épargnait alors qu’il était encore projeté de la rouvrir. Depuis, la fermeture a été décidée ; sans pompage, l’eau a pris la place que les artistes ont pu documenter auparavant, faisant des images désormais uniques de cette béance.
« Le trou à Asbestos, explique le duo, c’est tellement concentré que tu ne peux pas te promener. Nous, on a décidé d’aller le vivre, le trou, de manger là, de rester là. On avait un chien de garde et un ouvrier qui nous surveillait 24 heures sur 24. C’est drôle, mais ça fait partie des conditions. »
Terrassement
S’exposer à de telles conditions, c’était, pour les artistes, la manière de rendre compte de ce qu’ils appellent le terrassement, ces transformations industrielles de la planète que l’humain engendre pour en exploiter les ressources. « Nous ne cherchons pas à être critiques, ce n’est pas une dénonciation. À chacun de tirer sa conclusion. Mais [devant nos images], tu peux comprendre qu’il s’est passé quelque chose… L’humain prend des décisions qui ont des conséquences radicales. »
Comme de rendre étranger à lui-même un site qu’il s’était approprié pour l’exploiter. Ces terres pour ainsi dire inconnues sont ainsi abordées par les artistes, qui voient leur intervention comme des expéditions. Ils découvrent ces sites, par ailleurs interdits au public, pour en révéler la beauté paradoxale.
« Il y a quelque chose qui sort de ces lieux-là qui est assez fantastique, et en même temps c’est une horreur ». Asbestos évoque pour eux la Crête et Murdochville, la vallée de la Mort, par son silence pénétrant, son étendue désertique et son absence de vie. « C’est incroyable ! Ça fait voyager à travers le monde en même temps… dans un trou d’eau de même ! »
Fermée depuis 2002, la mine de Murdochville offre en effet une topographie différente, avec son immense trou devenu lac, sur lequel les artistes ont navigué dans une chaloupe, et ses trois monts - Needle, Porphyre et Copper - qu’ils ont parcourus pendant dix jours. Falaises et dunes de gravier configurent des reliefs dans lesquels les artistes, avec leur appareil photo, voient des gradins ou des temples tandis que le paysage dans son ensemble présente d’autres atours. « C’est très pictural en fait. Il y a des couleurs là-dedans que tu voudrais faire mais que tu ne peux pas faire. Et c’est là. » C’est là, rappellent-ils, à cause des activités de la mine, de sa fonderie, de ses cheminées, de ses raffineries. « La mine a vraiment teinté le paysage, en le brûlant, c’est vraiment cramé. »
Leur conclusion, sur les conséquences de telles transformations, a quelque chose de lucide et de troublant. « Il faut que tu vives avec ça… c’est un patrimoine, finalement. » Ce legs empoisonné de la mine, les artistes en rendent compte en se mettant réciproquement en scène dans le paysage, de façon à faire saisir l’échelle de cette désolation. Aussi, le point de vue en plongée sur le lac, montrant un des artistes à bord de la chaloupe, est relancé par le point de vue de l’autre, en contre-plongée depuis l’embarcation. « Avant, on ne se regardait pas travailler, mais là, plus on travaille et plus on se regarde. »
L’autre changement dans leur pratique consiste à ne pas avoir fait témoigner les citoyens et les travailleurs touchés par la mine en vue d’en réaliser le portrait. Contrairement à des oeuvres antérieures qui ont d’ailleurs fait connaître le travail des artistes, comme Citoyens -Amiens nord (2008) ou Resolute Bay. Voyage du jour dans la nuit (2004), notamment exposé au Musée des beaux-arts de Montréal, les deux projets dans les mines imposaient de s’intéresser aux sites mêmes et « de prendre ce qui sort du lieu », avec des images sur lesquelles les artistes, peu friands du « camouflage et des layers [manipulations numériques] », interviennent peu.
Vont-ils ensuite s’intéresser à d’autres mines ? « On ne veut pas partir sur un cycle dans les mines, on ne veut pas en devenir des spécialistes », précise le duo. Par contre, des projets encore embryonnaires pourraient les mener autour d’une mine de quartz ou à Dawson City, contrée de la Ruée vers l’or, tandis qu’un autre projet, déjà bien avancé, se tiendra à la Baie-James, à l’île de Fort George, chez les Cris. Hydro World en est le titre, en référence bien sûr à la société d’État derrière l’« un des processus de terrassement les plus spectaculaires au Canada », est-il écrit sur le site Web des artistes.
Murdochville
Le travail réalisé dans les mines prend plusieurs formes, mais il importe pour les artistes, comme pour toutes leurs oeuvres antérieures, d’en faire la présentation d’abord dans la région concernée. Les Rencontres internationales de photographie en Gaspésie présentent, jusqu’au 11 septembre, une première version de La beauté de la destruction, découlant de la « résidence », comme se plaisent à le dire les artistes, dans la mine de Murdochville.
Parmi la multitude d’images prélevées là-bas, trois sont imprimées sur de larges bannières ornant la façade de bâtiments à Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine, à Bonaventure et bientôt à Murdochville, faisant écho à la provenance des travailleurs de la mine, répartie dans la région. Le paysage de la mine est de la sorte réinscrit dans le paysage, rendu accessible au regard. Les perspectives inédites que les artistes ont récoltées de la mine seront aussi livrées sous forme de courtes vidéos lors d’une soirée de projection en août dans la ville qui, il y a soixante ans, naissait d’une mine de cuivre aujourd’hui fermée, mais dont l’empreinte est bien tenace.