L’édicule de métro imaginaire de Klaus Scherübel

Le paysage de Notre-Dame-des-Bois n’est plus le même depuis quelques jours. Sise près du mont Mégantic et à l’écart des centres urbains, la municipalité jouit d’une relative tranquillité avec sa population de près de 1000 habitants. L’attrait principal de ce village n’en demeure pas moins la proximité du massif et l’exceptionnelle vue de la voie lactée pour laquelle le coin est reconnu. Ce cadre s’est avéré parfait pour Klaus Scherübel, qui a choisi d’y implanter un édicule de métro.
L’intervention de l’artiste a quelque chose d’invraisemblable qui reste conforme à l’esprit du projet de Martin Kippenberger (1953-1997) dont il prend le relais : METRO-Net. L’artiste d’origine allemande avait conçu au cours des années 1990 un réseau de métro imaginaire composé de véritables stations, toutes localisées dans des endroits atypiques et, bien sûr, que virtuellement connectées. Avant sa mort précoce, trois édicules de ce réseau, qui devait en compter plusieurs autres, ont été construits : à Syros (Grèce, 1993), à Dawson City (Yukon, 1995) et à Leipzig (Allemagne, 1997).
Kippenberger lui-même, pour qui l’art devait transgresser ses propres frontières et réfléchir sur ce qui les définissait, avait semble-t-il puisé l’idée dans le film de Buster Keaton The Frozen North (1922), où son personnage sort d’une entrée de métro, plantée au milieu de nulle part dans un paysage nordique désert. Nouvellement doté de son édicule, Notre-Dame-des-Bois s’ajoute à ce réseau imaginaire inspiré de Keaton, concrétisé par Kippenberger et aujourd’hui poursuivi par Klaus Scherübel.
Mondialisation
Le caractère loufoque de la situation mise en scène dans le film Keaton avait un potentiel fort que Kippenberger a su développer. Le réseau de métro imaginaire, avec ses stations incongrues pour leur contexte, est entre autres évocateur de la mondialisation, phénomène dont les aspirations et les conséquences semblent ici ambiguës. Comme mode de transport sous-terrain, le métro colle bien aussi à l’indépendance de cet art qui a lieu physiquement en dehors des institutions consacrées, une image qui amuse Klaus Scherübel et qui n’est pas pour lui déplaire non plus.
L’artiste conçoit sa continuité du réseau comme un hommage à Kippenberger, dont le travail en général le fascine. Sous le titre Prolonger le METRO-Net de Kippenberger, l’adresse est claire, mais s’accompagne d’une autre motivation tout aussi importante. « Mon projet, précise l’artiste rencontré à quelques semaines de l’achèvement des travaux, est une réaction au démantèlement de la station à Dawson City [en 2008]. Tout a été mis en morceaux et transporté dans un musée à Seattle. Ce que le musée a fait est paradoxal. Il a fait l’acquisition de l’oeuvre et a dit vouloir s’occuper de sa conservation, mais il réalise plutôt sa disparition. Mon projet, je le vois comme une critique de ce geste. »
Cette opération du musée, contraire en effet à la dimension in situ - c’est-à-dire conçue spécifiquement pour leur site d’accueil et dont leur signification en dépend - des oeuvres de Kippenberger, a suscité chez l’artiste plus qu’une réaction de surface. « J’ai commencé, raconte-t-il, à songer à une forme de conservation active du projet. Au lieu de documenter la disparition de ce réseau de métro, je me suis dit qu’il serait possible de le mettre en marche de nouveau par la construction de nouvelles stations. Cela me semblait possible parce que le projet de Kippenberger est basé sur un concept assez clair en ce qui concerne la conception et le design des stations. »
Les trois stations existantes de Kippenberger empruntent leur architecture à un style local, et cherchent à jouer au caméléon, malgré l’étrangeté de leur présence. « Dans mon cas, explique Scherübel, la construction de la station à Notre-Dame-des-Bois fait référence à quelques résidus architecturaux qui datent de la fondation du village, c’est-à-dire une architecture Boom Town, parce que l’endroit était fréquenté par les chercheurs d’or. » La maison verte située au carrefour de la petite municipalité fait notamment partie des vestiges de cette architecture. D’autres spécimens se retrouvent également dans un village avoisinant.
Cette architecture de bois brut, offrant une façade plus élevée que l’habitacle, rappelle drôlement celle de Keaton, résurgence préméditée par le bâti de l’histoire du projet. Les portes, elles, sont une réplique du métro de Montréal, seule référence locale en la matière. Comme pour les stations de Kippenberger, celle de Notre-Dame-des-Bois donne toutes les apparences de fonctionnalité. L’édicule est doté d’un éclairage électrique et un coup d’oeil par les portes vitrées permet d’apprécier une excavation dans le béton, comme s’il était possible d’y descendre. À l’intérieur, un plan du réseau relie le village aux autres stations, donnant à la fiction de Kippenberger une nouvelle portée, qui ne manque d’ailleurs pas de préciser le triste sort de la station de Dawson City, dont le nom est désormais barré.
Lointain et auratique
La police de caractères moderne, Akzidenz Grotesk de son nom, choisie pour inscrire le titre de la station est le détail formel qui relie ce projet aux travaux antérieurs de Scherübel. Au cours des années, il s’est fait éditeur, commissaire et, très souvent, « artiste au travail », dans une série de photographies le montrant dans une diversité de situations, toutes banales, élaborant une image de l’artiste sans oeuvre et sans atelier. Pour avoir, entre autres, matérialisé et édité le livre fictif d’un Jack Torrence, l’écrivain obsédé dans Shinning, ou Le livre de Mallarmé en quatre langues - des jaquettes seulement puisque le livre est resté à l’état de projet -, Klaus Scherübel s’est frotté à des projets conceptualistes qui lui ont fait porter plusieurs chapeaux.
Les projets littéraires ou artistiques qu’il revisite s’avèrent souvent encore obscurs. Ils sont des « travaux oubliés, ou en voie d’être oubliés », comme celui de Kippenberger. Voilà qui a pu justifier pour Scherübel de se lancer dans cette aventure, qui a eu pour première difficulté de trouver le site adéquat, « lointain et auratique ». L’édicule devait au départ être installé sur un terrain privé de Notre-Dame-des-Bois, mais l’artiste a ensuite eu la permission de la municipalité, qui s’est montrée ouverte et intéressée. Elle prendra même en charge l’entretien de la construction pour les cinq prochaines années, durée de l’entente qui a été conclue et que l’artiste espère déjà voir se prolonger.
En attendant que d’autres sites contribuent au prolongement de ce singulier réseau, hypothèse que n’écarte pas l’artiste, parions que la halte routière de Notre-Dame-des-Bois, où l’édicule sera officiellement inauguré samedi prochain, reçoit déjà la visite de passants curieux pour qui un « voyage » en métro n’aura jamais été aussi déroutant.
Collaboratrice