Dans le vif de la chaîne alimentaire

La mort dans notre assiette : le projet photographique Beautiful Creatures de Kim Waldron cible nos habitudes alimentaires sans adoucir la réalité ou l’enjoliver. Présentée au centre Oboro dans son intégralité, la série entamée en 2010 ne peint pas pour autant les sociétés carnivores d’un trait noir. Elle ne déterre pas la hache de guerre comme le feraient certains discours végétariens. Entendons-nous, Kim Waldron n’est pas une émule de Brigitte Bardot.
À travers une trentaine d’oeuvres - des photographies donc, mais aussi quelques lithographies et un livre d’artiste -, Beautiful Creatures dresse le constat de la chaîne alimentaire à la manière du documentaire. Et dans les moindres détails : de la marche en forêt à la recherche de la bête (Rabbit Slip Trail, image de 2010 offerte en préambule) aux plaisirs de la table (Supper, 2012), en passant par l’abattage, le dépeçage ou la mise en marché.
Kim Waldron n’est pas BB ; on est loin du ton larmoyant et alarmiste de l’ancienne égérie du cinéma français. Pourtant, l’artiste montréalaise est tout aussi engagée dans ce qu’elle entreprend. Adepte de l’esthétique de l’autofiction, elle apparaît dans ses propres images, souvent dans les premiers rôles.
Ce qui la distinguerait de toute cette branche de la création, c’est que son implication ne relève pas d’une simple mise en scène imaginée pour les besoins de la cause (artistique). Du moins dans le cas de cette série, déjà exigeante en temps, en années. Elle a dû aussi apprendre les rouages des métiers décrits.
« Dans le but de comprendre comment les animaux sont transformés en viande pour la consommation humaine, je me suis mise à la place de l’abatteur, du boucher et du cuisinier lors d’une résidence d’un mois à l’English Harbour Art Centre, à Terre-Neuve », explique-t-elle dans le communiqué de presse publié par Oboro.
Dans Beautiful Creatures, plus que dans ses précédents projets où le factice et le théâtral ressortaient davantage, Kim Waldron ne joue pas. Si l’autofiction teinte son travail, sa vie semble, elle, infiltrée par sa pratique. Le diptyque Before and After (2010) est symptomatique de ce constat. On y voit l’artiste, ni tout à fait maladroite ni tout à fait rassurée, au moment de tirer une balle dans la tête d’un veau.
Les scènes de ce genre se multiplient. Waldron n’abuse pas du langage cru ; la cruauté n’est pas exacerbée. Chaque étape de cette chaîne est montrée à l’état, disons, naturel. Dans leur facture, les images respirent un grand réalisme, autant par la lumière et le décor que par le contexte. Elles sont froides quand elles le demandent : Packaged Lamb, Packaged Pork, Packaged Veal ne montrent que des piles de paquets de viande rouge. Elles sont chaleureuses quand il le faut : une Waldron enceinte, souriante, dans Méchoui, une réunion familiale bien arrosée dans Supper.
Les « belles bêtes », l’artiste les exhibe dès l’entrée dans la grande salle d’Oboro, à travers l’alignement sur un même mur des jolies têtes, en photo, d’un veau, d’un agneau, d’un cochon, d’un lapin, d’un canard et d’un poulet. L’intitulé de l’expo n’a rien d’innocent. Il a son revers, à l’instar de ce qui se trouve derrière ce premier mur.
À chaque image de faciès correspond son pendant en vrai, placé de l’autre côté de la paroi. Il s’agit des têtes des bêtes naturalisées, présentées comme des trésors de chasse. Leurs entrailles seraient celles mises sous emballage plus loin, plus tard. Entre ces deux pôles, entre la chasse et la consommation, l’être humain prend une double attitude, à la fois émerveillé et indifférent au sort de l’animal.
Avec tact, et avec des codes de l’esthétique relationnelle - par l’implication de ses proches et des professionnels de ces métiers -, Kim Waldron ne fait qu’actualiser un art animalier vieux comme l’histoire de la peinture. Elle poursuit quelque part la tradition de la nature morte. Le Musée des beaux-arts de Montréal en expose d’ailleurs un beau cas dans ses salles d’art flamand, Nature morte au gibier et aux chiens (vers 1660), de Pieter Boel. Les bêtes, du sanglier aux petits oiseaux, reposent ici dans une morbidité sans gêne, à la fois magnifiées et banales.
Certains fragments de Beautiful Creatures avaient déjà été montrés, notamment lors de la dernière Orange, manifestation d’art actuel de Saint-Hyacinthe axée sur la nourriture. Réuni enfin dans son ensemble, le projet gagne en profondeur. Sa mise en espace permet de montrer la filiation avec le temps, avec le long et soigné processus qui couve à la fois la bouffe d’origine animale et le travail de Kim Waldron. Beautiful Creatures ne dénonce rien, mais nous place devant un fait accompli. On est dès lors libre de critiquer et/ou d’assumer nos choix de vie.
Collaborateur