Irrévérencieux Gutai

Please Draw Freely, 1956. Peinture et marqueur sur bois, environ 200 x 450 x 3cm. Vue: Gutai Art Exhibition, Ashiya Park, Ashiya, July 27-August 5, 1956
Photo: © Yoshihara Shinichir? and the former members of the Gutai Art Association, courtesy Museum of Osaka University Please Draw Freely, 1956. Peinture et marqueur sur bois, environ 200 x 450 x 3cm. Vue: Gutai Art Exhibition, Ashiya Park, Ashiya, July 27-August 5, 1956

New York — Cinquante ans après avoir montré ses premières oeuvres de Gutai, le Guggenheim à New York réserve au groupe d’avant-garde japonais sa première grande rétrospective muséale en Amérique du Nord. Sur les rampes et dans la vaste rotonde du musée, l’Occident (re)découvre cet art nippon longtemps, et à tort, laissé dans la marge.


Shiraga Kazuo, suspendu à une corde, agitait ses pieds dans la matière picturale sur une large feuille au sol quand il n’y allait pas de tout son corps, cette fois dans la boue. Shimamoto Shōzō, lui, propulsait sur des surfaces des bouteilles emplies de liquide coloré, alors que Murakami Saburō traversait en courant une enfilade d’écrans de papier kraft. C’était dans les années 1950 au Japon, et le mouvement Gutai, bien qu’à ses balbutiements, percutait déjà par son audace.


Ces actions explosives, qui font partie des oeuvres montrées par le Guggenheim, comptent parmi les références majeures de l’histoire de la performance, et sans doute les exemples les plus connus de Gutai. Leur filiation avec Jackson Pollock a sûrement contribué à les mettre en avant. Comme toutefois le montre l’exposition, Gutai, c’est beaucoup plus encore. Le catalogue, par la voix des spécialistes en charge de l’exposition - la conservatrice du Guggenheim Alexandra Munroe et Ming Tiampo, professeure associée à la Carleton University d’Ottawa -, reconsidère d’ailleurs avec brio l’apport du groupe jusqu’ici plutôt placé à la suite ou dans la marge des références occidentales.


Également rapproché de l’art informel à Paris par le critique Georges Tapié et des Happenings à New York par l’artiste Allan Kaprow, Gutai a bien contribué à sa façon, et souvent le premier, à développer un art redéfinissant les limites de la peinture, elle qui occupait alors le haut du pavé, ainsi qu’à défoncer d’autres frontières. Film et photographies documentent les expositions extérieures tenues à Ashiya où, en effet, les oeuvres, parfois éphémères et spécifiquement liées à leur contexte, se révélaient ouvertes à la participation du public.


Toiles soufflées par le vent et sculptures interactives misaient ainsi sur l’expérience, à laquelle justement le Guggenheim a voulu donner une dimension concrète, le maître mot d’ailleurs de Gutai qui veut dire « concrétude ». Que ce soit en dessinant (Please Draw Freely, 1956) ou en s’immergeant dans la couleur (Work (Red Cube), 1956), le visiteur, par ces actions, participe, posture qui, pour autant qu’elle soit aujourd’hui convenue, s’avérait novatrice pour l’époque.

 

De matières


La volonté de rencontrer la matière est au coeur de Gutai, groupe fondé en 1954 dont 25 artistes sont présentés ici par le truchement de quelque 150 oeuvres. Le collectif s’est dissous en 1972, à la mort du fondateur Yoshihara Jirō qui, en 1956, écrivait dans le manifeste Gutai qu’il fallait célébrer la matière et encourager les expérimentations. De ces rencontres parfois brutales de l’esprit avec la matière, Gutai cherchait l’expression de la liberté individuelle, loin des contraintes de toutes sortes, dans un Japon de l’après-Seconde Guerre mondiale, libéré de l’occupation, mais encore sous le choc de la bombe atomique.


De là peut-être la violence et la destruction comprises et entraînées par nombre d’oeuvres qui toutes cependant se liaient finalement à la création et à un désir de proximité avec la vie. Le goût franc pour la matière, malmenée et empâtée, a donné lieu à des oeuvres aux propriétés tactiles indéniables, délogeant ainsi le régime du regard qu’accaparait auparavant la peinture. Aux côtés d’oeuvres à la présence physique indéniable, s’immiscent dans l’exposition d’autres réalisations qui témoignent plutôt d’une approche proto-conceptuelle. L’intégrité physique des oeuvres est ainsi souvent remise en question, le faire est déqualifié ou délégué à des machines et à des engins automatisés, tels les dessins de Kanayama Akira exécutés par un jouet électrique.


La fin du trajet, qui se déroule par chronologie et par regroupements thématiques, est réservée à la seconde phase de Gutai, caractérisée par l’intégration d’éléments motorisés, de sons et de lumières ainsi que par des créations abstraites géométriques froides et impersonnelles.


Ces oeuvres, part moins connue du corpus, y sont d’une étonnante actualité. Les tubes d’aluminium de Nasaka Senkichirō et de Yoshihara Michio, par exemple, se délient au fil de quelques alcôves et font entendre des sons. Le contexte muséal enlève cependant à certaines de ces oeuvres, révélatrices d’une société transformée par la technologie, leur vocation participative ou immersive.


Gutai Card Box (1962), qui a été remis en activité pour l’exposition, fait exception. Contre un dollar, il est possible d’insérer un jeton dans la machine, qui donne en retour une oeuvre originale, format carte postale, faite à la main. Cette machine à faire de l’art n’a d’automatisée que l’apparence, puisque la distribution est assurée par une personne cachée à l’intérieur. Suivant le principe de l’époque, les recettes, sûrement nombreuses à voir la popularité du dispositif, seront versées à un organisme de charité pour les enfants orphelins du tsunami de 2011.


D’autres pièces de résistance contribuent aussi à faire de cette exposition une réussite, dont l’iconique et envoûtante Electric Dress (1956) de Tanaka Atsuko, de qui heureusement il est donné à voir d’autres oeuvres moins connues, mais tout aussi importantes. La vaste rotonde du Guggenheim reçoit, quant à elle, l’adaptation d’une oeuvre de Motonaga Sadamasa qui, avec ses tubes de vinyle suspendus remplis de liquide coloré, est à l’image de bien des oeuvres Gutai, à savoir irrévérencieuse et ludique. Cette exposition est à n’en pas douter la parfaite occasion de mieux comprendre un mouvement déterminant de l’art contemporain.


 

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