Mois de la photo à Montréal 2011 - Chercheurs de lucidité

Le Mois de la photo, la 12e édition, démarre jeudi. Tout le mois, la photo se présente sous diverses formes, en divers lieux d'expositions, selon plusieurs genres. Un thème unit tout cela: la prise de conscience. Le titre de l'événement de cette année — Lucidité. Vues de l'intérieur — relie des pratiques très diversifiées, autant en photographie qu'en vidéo.
Vues de l'esprit, regards introspectifs, âmes expressives. Peu importe le vocable choisi, les oeuvres réunies dans le cadre du 12e Mois de la photo partageront un point commun: la représentation d'une image intérieure.Certes, les manières sont multiples, entre la longue séquence d'images fixes de Raymonde April, exposée au centre Optica du Belgo, et les films très hollywoodiens du Danois Jesper Just, dont la galerie Leonard-et-Bina-Ellen présentera son premier solo au Canada. Mais les vingt-cinq artistes retenus par la commissaire invitée, Anne-Marie Ninacs, illustrent tous la voix située entre les deux oreilles. Et les expositions sont dispersées aux quatre coins de la ville, de quoi s'occuper pour un moment.
Pour l'artiste japonaise Rinko Kawauchi, révélée en 2004 lors des Rencontres photographiques d'Arles — un des événements du genre les plus importants au monde — les meilleures photos viennent quand on ne pense à rien, l'esprit vide de pensées. «Je préfère écouter les petites voix de notre monde, celles qui chuchotent», confiait-elle en 2007.
Rinko Kawauchi figure parmi la dizaine d'artistes réunis au nouveau complexe Arsenal, situé dans Griffintown. Sa série Illuminance — 44 épreuves à développement chromogène — scrute de près, à la loupe presque, la surface des choses. «Kawauchi pousse sur le monde sa lentille, jusqu'à en extraire la sensualité comme une moelle», écrit Ninacs dans la publication de cette 12e édition, intitulée Lucidité. Vues de l'intérieur.
«J'ai le sentiment, commente-t-elle au téléphone, qu'on connaît mieux le monde extérieur. On préfère comprendre la galaxie que s'attarder à ce qui est le plus près de nous. On n'a pas d'images de notre intérieur, et si on en a, on les garde pour soi. Elles ne sont pas un sujet de conversation.»
Incertitude et inconfort
Anne-Marie Ninacs est commissaire invitée pour le Mois de la photo 2011. Pour cette chercheuse indépendante et ex-conservatrice en art actuel du Musée national des beaux-arts du Québec, les artistes agissent en «chercheurs de lucidité». «Ils ont cette attention à soi et visent à la partager», dit-elle, avant de préciser avoir voulu éviter «la psychologie facile». Anne-Marie Ninacs voit davantage dans ces «murmures» un appel à plonger dans «l'incertitude et l'inconfort». «Il s'agit, pointe-t-elle, de faire confiance [au murmure] et non de le nier.»
Les oeuvres fortes, celles qui bousculent, ne manqueront pas au cours de l'événement. La vidéo Something White, de Marco Godinho, présentée à l'Arsenal, convie à une promenade dans le noir d'un inquiétant tunnel. Par ses silences, la caméra fébrile et l'absence de repères, l'artiste portugais propose une métaphore de la mort... et du retour à la vie. Au bout du tunnel, et en conclusion de la vidéo, la lumière du jour réapparaît.
Errer et observer, c'est ce que propose de son côté Normand Rajotte, un des Québécois présent à ce Mois de la photo. Ce vieux routier de l'appareil photo, qui s'est fait connaître dans les années 1970 par le biais de la photographie documentaire, présente la série Comme un murmure, tirée de ses allers-retours dans un boisé. L'ensemble, montré à l'Arsenal, appelle à la méditation, mais, avertit Anne-Marie Ninacs, «il ne s'agit pas d'une nature pittoresque».
«Du point de vue visuel, c'est le chaos», affirme l'artiste en parlant des marais et arbustes qui retiennent son attention. Normand Rajotte dit regarder le sol, «parce que de là part la vie», et chercher les traces du temps ou de la lumière. Il admet agir de manière presque irréfléchie. «Des formes m'interpellent, mais de l'intérieur. Je ne vois pas tout sur le moment.»
Une brèche dans la conscience
Anne-Marie Ninacs a compilé des pratiques qui s'immiscent au coeur de sentiments profonds, secrets. La peur du vide exprimée par le tunnel de Marco Godinho se retrouve aussi chez le Torontois Luis Jacob. Son exposition L'Oeil, la brèche, l'image puise dans la collection de photographies du Musée McCord. Cette idée d'une brèche se retrouve chez plusieurs photographes.
Yann Pocreau, qui se photographie dans un corps-à-corps avec des bâtiments, cherche pour sa part à se «glisser dans une brèche». Ses oeuvres grand format seront les seules interventions extérieures visibles dans Griffintown.
Claire Savoie, qui présente à la galerie SBC une série de 500 courtes vidéos tirées de son quotidien, veut «créer une brèche» pour dire ce qu'on ne peut énoncer autrement. Massimo Guerrera, dont les photos exposées au centre Clark relatent des expériences relationnelles — échange d'objets, partage de repas, etc. — voit dans l'art «une brèche indéfinie» pour fuir les habitudes.
Le Sud-Africain Roger Ballen, lui, veut «percer le voile et atteindre l'intérieur» à travers la photographie. Asylum, série présentée à l'Arsenal et qualifiée par Ninacs de «travail de forage dans les propres profondeurs psychologiques [de l'artiste]», met en scène des oiseaux dans des situations macabres où se mêlent dessin, théâtre, peinture et sculpture.
Libérer l'inconscient rappelle un pan de l'histoire de l'art québécois: l'automatisme de Paul-Émile Borduas. Si Anne-Marie Ninacs préfère s'éloigner du concept d'écriture automatiste de Borduas, elle lui reconnaît «le rapport au monde extérieur» dans lequel il place ses réflexions. Pour Ninacs, qui prépare un doctorat sur Fernand Leduc, signataire du Refus global, l'automatisme et la photographie se rejoignent du fait qu'ils insistent sur la «présence» de l'auteur.
«La photo, telle que l'emploient les artistes que j'ai retenus, conclut la commissaire du Mois de la photo, mobilise la présence, affûte la perception, fait prendre conscience des cadrages. Elle exige de regarder les choses telles qu'elles sont et démontre ce qui nous échappe dans notre expérience. C'est en ce sens qu'elle devient une véritable réflexion sur la lucidité.»
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Collaborateur du Devoir