Zoom sur l'armoire à glace urbaine - Le frigo dans son fort intérieur

Aurore, créatrice de bijoux, Paris.
Photo: Stéphanie de Rougé Aurore, créatrice de bijoux, Paris.

Avec sa recette de pâtes alla putanesca aimantée à côté d'un strip comic de Bizarro, sa carte postale qui te jure que «Jésus-Christ t'aime», à demi cachée par un dessin d'enfant griffonné par un gars de 32 ans et sa critique de Battle L.A où les mots «bonne grosse cochonnerie» sont surlignés, la porte du réfrigérateur ne cherche qu'à appâter le regard. L'ouvrir? Alors là, pas question. Ce qu'il y a dans le frigo, c'est perso.

Derrière ce yogourt stéroïdé aux probiotiques qui gît dans le réfrigérateur, il y a parfois un reste de gratin même pas recouvert de pellicule plastique. Du jus 8 % de vrais fruits. Scellés dans un sac de plastique souvenir, quelques touffes du pelage des animaux de compagnie qu'on ne veut pas oublier... Cette armoire à glace recèle un paquet de secrets et de travers que l'humain préfère maintenir dans la noirceur.

Lorsqu'elle leur a demandé l'autorisation de voir ce qu'il y avait dans leur frigo, le quart des gens qui ont pourtant ouvert la porte de leur chambre à coucher à la photographe parisienne Stéphanie de Rougé ont refusé que sa lentille entre dans leur réfrigérateur. Ils avaient plein d'excuses. «"Revenez plutôt demain." "J'ai pas fait les courses." "Il n'est pas lavé." Il faut beaucoup de courage pour dire ça à une photographe qui est déjà là, installée avec son tripode, ses lumières et son matériel», souligne l'artiste, que les refus n'ont que motivée à ouvrir davantage de portes pour alimenter In Your Fridge, le troisième volet de son projet documentaire.

L'intimité dans les grandes villes est l'idée de départ du documentaire de cette New-Yorkaise d'adoption. Empilés les uns sur les autres, les citadins bossent comme des fous et une partie de leur personnalité est inévitablement noyée dans la diversité de la cité. Stéphanie de Rougé a donc cherché les endroits où Parisiens et New-Yorkais s'isolent de la frénésie de ces deux mégalopoles. Les lieux où ils peuvent être eux-mêmes.

Elle a commencé par leur chambre à coucher (In Your Room). Puis ses rencontres l'ont menée sur les toits de Queens et de Brooklyn (On Your Roof) où, abasourdie, elle a constaté que les New-Yorkais y ont aménagé leur jardin secret, un endroit qui leur fait visiblement du bien. «Quand ils m'amènent sur le toit, leur caractère se transforme, ils s'ouvrent, deviennent poètes et me livrent leur vie», s'est étonnée la collaboratrice du New York Times.

Or, lorsque Stéphanie de Rougé s'installait devant leur réfrigérateur, le livre devenait beaucoup moins ouvert et ses sujets, plus frileux. Celle qui se demandait ce qu'elle ne ferait jamais sans autorisation en entrant chez les gens venait de trouver, dans le frigo, un univers qu'elle n'aurait jamais cru si personnel, si sacré. Un espace que les gens auraient tant de mal à accepter.

Quelques-uns ont toutefois osé montrer leur vrai visage à travers leur frigo.

À l'intérieur, il y a...

Fred, artiste-peintre de Brooklyn, n'a que du liquide. De l'eau, du jus, des bulles. Du bourbon. Mais rien à manger. «Alors que je n'ai trouvé aucun frigo vide en France, à New York, j'en ai vu plus d'un», révèle la photographe. Par contre, à Paris, les filles du milieu de la mode gardent soie et cachemire — des fibres qui se conservent mieux au frais — près du pamplemousse et de la Heineken.

Le projet s'est avéré excitant dès le premier frigo: celui d'un vieux photographe de Manhattan était rempli de médicaments, d'alcool et de pellicules photo. Ni lait, ni pain. Dans plusieurs autres, elle a trouvé de la drogue. «Beaucoup de drogue. Des images qui ne seront jamais publiées car ces gens n'assument pas vraiment leur consommation de substances.» De Rougé a aussi rencontré un couple qui achète une fois par semaine un légume qu'ils ne connaissent pas ni ne savent cuisiner.

Et elle a eu toute une chance d'ouvrir un congélateur où, surprise, une Barbie nue et entourée de toutous occupait un étage entier. Charmaine avait érigé l'autel pour Marc, en signe de leur amour. Une histoire que la photographe n'a pas voulu creuser davantage. Elle savait qu'une importante frontière de leur intimité avait été franchie lorsque la lumière du congélo s'est allumée.

«Dans ces villes dépeuplées de sentiments et de romantisme, les couples remettent ça en étant créatifs et originaux à travers leur frigo.» L'artiste admet en faire autant avec son mari à travers une série de post-it. Une histoire de «pas-touche-à-ma-soupe» entamée trois ans plus tôt et qu'ils nourrissent tendrement depuis.

Chez certains célibataires, cette oasis de fraîcheur n'est rien de moins qu'un repaire très secret. Lors d'une séance, Stéphanie de Rougé remarque que le réfrigérateur de la personne est farci de produits périmés. Elle le lui souligne avec humour et apprend que celle-ci est incapable de jeter quoi que ce soit. Le frigo est devenu le seul refuge où elle peut laisser libre cours à sa névrose...

Ouvre-moi ta porte, je te dirai qui tu es?

Abri de l'amour et de l'intimité, le design de la chambre à coucher reflète une image que l'habitant de la métropole veut bien projeter. Que pour ses murs il est plus type aubergine marinée que gris chiné. Qu'il a du goût car la chaise Charles Eames, il connaît (vous le prenez pour qui?). Il se «design» une façade, pour entrer dans le moule. Par pudeur.

Une retenue qui lui permet de montrer qu'il va toujours bien, qu'il est toujours souriant et qu'il a de l'énergie même s'il travaille comme un damné. Pour faire croire que lui aussi mange local et bio. «Dans In Your Fridge, j'ai découvert avec une certaine nostalgie que dans les grandes villes, on ne vit pas comme on aimerait vivre. Que la cité retire un peu la particularité de chacun, a réalisé Stéphanie de Rougé. Bref, qu'une partie refoulée de nous-mêmes ne sort jamais du frigo.»

Ce que l'on veut bien montrer est de toute façon déjà aimanté sur la porte.

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