L'art conceptuel illustré

Clément de Gaulejac compte encore peu d'expositions en solo à son actif, la dernière en galerie remontant d'ailleurs en 2007. Celle que présente Occurrence depuis samedi dernier pourrait toutefois marquer d'une pierre blanche le parcours de l'artiste, qui semble avoir trouvé ici l'expression juste pour des enjeux qu'il explore depuis ses débuts. De surcroît, ce que Gaulejac fait participe d'une tendance observée dans les pratiques actuelles consistant à réévaluer l'héritage de l'art conceptuel.
Les trois canons annoncés par le titre de l'exposition désignent en effet trois projets qui revisitent des figures canoniques de l'art conceptuel des années 1960-1970. Alors que Gaulejac se propose de faire de telles relectures, circule depuis l'automne l'exposition Trafic. L'art conceptuel au Canada 1965-1980. Ce projet, visant à présenter un récit qui se faisait manquant de l'art conceptuel au Canada, témoigne d'un regain d'intérêt pour ces pratiques dont les résurgences actuelles, qualifiées de conceptualistes, ont par ailleurs souvent été montrées ces dernières années chez Vox et à la galerie Leonard & Bina Ellen.Gaulejac trouve sa place dans cette mouvance en empruntant un ton humoristique et en appuyant, mais parfois trop, sur la simplicité de sa lecture, enlevant ainsi à l'art conceptuel son caractère sévère et élitiste. Déjà intéressé, dans ses travaux antérieurs, par le détournement de signalétiques et les jeux à partir d'expressions toutes faites, dans l'esprit du readymade duchampien, Gaulejac ali-gne ses plus récentes productions autour de l'héritage con-ceptuel. Il atteste son existence à travers une fréquentation très personnelle, différée et volontairement décalée de ses conventions.
Bien que l'artiste s'approche de ces canons artistiques par un traitement trivial, il semble néanmoins entretenir envers eux une fascination qui s'apparente à celle que l'on retrouve dans d'autres pratiques de la reprise, chez Thérèse Mastroiacovo et Sophie Bélair-Clément par exemple. Cette fascination tient peut-être au fait qu'une part de l'art conceptuel reste insaisissable. En résistant à la matérialisation, l'art conceptuel s'est transmis à travers de la documentation et les récits de ses protagonistes, entraînant de ce fait une brèche, une ouverture propice à la fiction et à la relecture. Gaulejac emprunte cette ouverture par le truchement de l'illustration, activant ainsi un autre héritage, celui d'Hergé.
De Hergé à Buren
La plus claire mention à Hergé se révèle dans l'oeuvre Fonds, un diptyque reprenant sur toile encadrée le motif des pages de garde de la série des aventures de Tintin. Le motif est un accrochage de cadres, une galerie de portraits vidée de ses visages. Gaulejac ne retient donc que le dispositif, le cadre qui, par métonymie, évoque le contexte (physique et muséal) de l'art. C'est lui que l'art conceptuel a largement contribué à rendre visible dans une de ses fonctions primordiales qui consiste à désigner ce qui est, ou non, de l'art.
Indirectement, l'influence de Hergé se manifeste aussi dans la série Le Livre noir de l'art conceptuel, des vignettes qui évoquent des jalons de l'histoire de l'art conceptuel. Les artistes notoires et leurs énoncés artistiques deviennent les personnages de chroniques illustrées au moyen de lignes épurées et d'aplats colorés. Leur facture légèrement surannée a pour effet de rappeler qu'il s'agit d'un dialogue avec le passé qui s'avère irrémédiablement perdu. L'artiste en profite pour reprendre à sa guise des documents photographiques ou bien invente l'imagerie d'oeuvres dont l'existence n'a été que relatée.
Des énoncés textuels complètent les images où l'artiste démontre ses talents d'illustrateur, qu'il exerce d'ailleurs aussi pour certains journaux. Le texte ne rend pas hommage à l'art conceptuel, mais fait plutôt écho à ses détracteurs. C'est comme si, tout en cherchant à comprendre et à relever l'importance de cet héritage, l'artiste voulait en pointer les limites et les paradoxes par le ridicule. Toutes les vignettes ne font pas mouche, les énoncés textuels ayant parfois trop peu de rapport avec l'image ou simplifiant à outrance les enjeux de l'oeuvre citée.
Malgré le ton naïf, cet art s'adresse encore à un public aimant jouer avec les références de l'art. La facture des images donne l'apparence de rendre son contenu abordable, mais celui-ci ne sera que difficilement décodé, faute d'avoir les références. Pour minimiser ces lacunes, l'artiste fournit une liste des figures auxquelles renvoient ses vignettes, non pas pour enseigner avec justesse les sources, mais pour signaler le caractère personnel de sa lecture. Acconci, Duchamp, Smithson, Baldessari, Piper et Weiner figurent notamment dans la série Le Livre noir de l'art conceptuel, dont l'intégralité sera d'ailleurs publiée dans le livre du même nom, qui sortira prochainement aux éditions du Quartanier.
Le troisième canon est Daniel Buren. L'oeuvre Les Drapeaux de Buren est une vidéo s'inspirant de Neuf couleurs au vent, installation située dans le parc Lafontaine à Montréal. Buren a défendu une forme d'art inséparable de son contexte de présentation à travers la notion de l'in situ, formulant ainsi une critique de l'institution muséale. C'est moins cette contribution qui semble retravaillée par Gaulejac dans son oeuvre que le rejet du «faire». Celui-ci découle de l'usage des rayures standardisées que Buren a érigées en signature. La vidéo filme le chant d'une chorale dont les paroles évoquent justement le travail d'un «nous», ceux qui tissent, plient et livrent les drapeaux de Buren. Voilà des acteurs que l'histoire de l'art conceptuel avait oubliés et que Clément de Gaulejac fait ressurgir d'amusante façon.
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Collaboratrice du Devoir