Prix Gérard-Morisset - François-Marc Gagnon est «borduologue» de naissance

Ce devait être, et ce fut, Dubuffet. Mais il y avait un certain Paul-Émile dont François-Marc Gagnon est devenu le biographe critique.
Tout se tient. À la porte de son bureau de directeur de la permanence de l'Institut de recherche en art canadien de l'Université Concordia, l'infatigable professeur François-Marc Gagnon a accroché une photo de son père Maurice, lui-même historien de l'art réputé, lui-même spécialiste de Paul-Émile Borduas.«C'est une photo de mon père à l'École du meuble, où il était bibliothécaire et professeur d'histoire de l'art, explique le jeune septuagénaire. On le voit au milieu de ses livres. Cette photo a été utilisée dans une exposition au Musée des beaux-arts et, après, on me l'a donnée encadrée.»
François-Marc Gagnon est né au milieu de l'art, en 1935, à Paris en fait, où son père étudiait à la Sorbonne, où lui-même obtiendra son doctorat en 1972. Borduas, mais aussi les peintres Charles Daudelin, Alfred Pellan, Louis Muhlstock et Fernand Léger fréquentaient la résidence familiale de Montréal. Dès l'incipit de sa fameuse «biographie critique» du leader des automatistes (intitulée tout simplement Paul-Émile Borduas et parue en 1978), le savant évoquait un souvenir datant de son âge préscolaire, alors que son papa l'entraînait vers l'atelier du peintre.
Ce travail pionnier sera d'ailleurs repris et corrigé prochainement, en anglais. «Je le relis et je le trouve très marqué par le structuralisme, critique le professeur. J'ai donc nettoyé tout ça, je l'ai mis à jour et j'ai utilisé les dernières recherches.»
Documenter
Premier et plus important borduologue, il raconte être arrivé là au hasard des affectations dans le département naissant d'histoire de l'art de l'Université de Montréal. «J'avais consacré ma thèse à Dubuffet et je pensais enseigner l'art contemporain, explique-t-il. Le directeur, un Français, organisait son département en engageant un Autrichien, un Belge, un Italien, etc. Il n'avait pas de Canadien, alors il m'a embauché en me disant que je ferais l'art canadien. Il a ajouté: "Vous en ferez vite le tour, vous allez voir, ce n'est pas compliqué..."», ajoute M. Gagnon en imitant un accent franchouillard. Lui-même n'a jamais adopté celui de l'UdeM, réputé traîner entre Outremont et le 6e arrondissement...
Le tour se poursuit. F.-M. Gagnon a pris le sujet par les deux bouts, fouillant les débuts de cet «art canadien» et ses formes plus récentes, en se concentrant sur les automatistes. On lui doit notamment l'étude complète du Codex Canadiensis, manuscrit de 79 pages illustré de 180 dessins, produit vers 1700, qui décrit les autochtones du pays, mais aussi ses plantes et ses animaux. L'ouvrage inestimable, conservé dans une collection américaine, peut maintenant être consulté en ligne grâce à l'institut, au Gilcrease Museum (propriétaire du codex) ainsi qu'à Bibliothèque et Archives Canada.
L'autre volet central de son travail a pris de multiples formes. Outre la biographie, il a dirigé une importante rétrospective au Musée des beaux-arts en 1988 (au 40e anniversaire de Refus Global) et Chronique du mouvement automatiste québécois, 1941-1954, la bible sur cette période charnière de la modernité artistique nationale.
Psychanalyser
«J'ai aussi des choses, dit le professeur. J'ai établi les faits le plus solidement possible. Cette base permet ensuite l'élaboration de théories et d'interprétations. [...] Je pense que c'est important de multiplier les lectures. Ce serait par exemple intéressant de lire une analyse psychanalytique étendue de certains artistes de cette période. Je viens de lire un article intéressant de Gilles Lapointe, de l'UQAM, sur les rapports maître-élève entre Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas. On sent qu'il faut de la psychanalyse pour éclairer ça.»
Lui-même vient de pondre un article sur Marc-Aurèle Fortin pour une exposition importante à venir à Québec, parce que F.-M. Gagnon ne s'arrête jamais. «Je me suis intéressé aux rapports du fils-peintre à son père-juge, un homme assez remarquable qui enseignait à McGill, spécialiste du droit urbain, et qui au fond avait des idées probablement beaucoup plus avant-gardistes que le fils, qui ne parle que de la campagne et qui va livrer un discours antimoderniste très stupide dans les années 1940», raconte-t-il, tout prêt à continuer une heure sur le sujet, s'il le fallait.
Il faudrait aussi une psychanalyse collective (Clotaire Rapaille, où es-tu?) pour comprendre les rapports du Québec avec ce temps. Après un je-m'en-foutisme généralisé et des commémorations de décennie en décennie de Refus Global, les consécrations institutionnelles abondent maintenant autour des automatistes, réputés avant-courriers de la Révolution tranquille. En témoigne d'ailleurs l'embauche du professeur Gagnon en 2000 à l'Institut pour l'art canadien, après sa retraite de l'UdeM, où il devait vite s'occuper de «l'art canadien». En témoigne aussi ce prix Gérard-Morisset, qui récompense son immense travail dans le domaine du patrimoine.
«Je quitte l'institut dans quelques mois, confie finalement le lauréat. Mais je ne m'arrêterai pas de travailler. Je vais continuer à donner des conférences et j'ai toujours aimé enseigner.» Et la dynastie Gagnon est déjà en relève, avec sa fille Iris qui a fait sa thèse en histoire de l'art elle aussi, sur le land art, précisément sur Bill Vazan, prix du Québec Paul-Émile-Borduas de cette année, puisque tout se tient...