Espace, frontière de l'infini créatif

Une scène de La Face cachée de la Lune, de Robert Lepage.
Photo: Une scène de La Face cachée de la Lune, de Robert Lepage.

Un petit pas pour un homme, un saut de géant pour l'art et la culture, ces fondements de l'humanité. La conquête de l'espace a évidemment eu d'énormes répercussions culturelles, philosophiques et même métaphysiques dont on ne cesse de mesurer les beaux effets concrets.

Après que Neil A. Armstrong fut devenu le Christophe Colomb de l'espace en juillet 1969, le sculpteur Forrest Myers a invité d'autres célèbres artistes américains à créer une oeuvre pour la Lune. Lui-même a proposé un dessin par ordinateur. Le titan Robert Rauschenberg, habitué aux oeuvres gigantesques et touffues, a tracé une minuscule ligne droite. Claes Oldenburg a reproduit une vague souris Mickey, John Chamberlain, un masque protecteur et le fantasque Andy Warhol a stylisé sa signature pour vaguement évoquer un pénis...

Ces dessins miniaturisés ont été reproduits sur une plaquette de céramique de la taille d'un timbre-poste qui a ensuite été fixée en catimini sur un des pieds du module d'alunissage de la mission Apollo 12. La NASA n'a jamais confirmé officiellement son existence. Depuis novembre 1969, le Moon Museum repose dans la poussière grise de la «merveilleuse désolation» lunaire décrite par Buzz Aldrin, compagnon de fortune du commandant Armstrong.

«Ce musée collectif pour la Lune constitue un des gestes culturels les plus symboliques de notre époque», commente la Parisienne Annick Bureaud, spécialiste de l'art spatial, après avoir raconté cette touchante histoire méconnue en entrevue téléphonique. Mme Bureaud a d'ailleurs décidé d'inclure une reproduction de cette petite tuile de céramique dans une exposition intitulée (In)habitable?, sur «l'art des environnements extrêmes», qu'elle inaugurera en septembre à la Maison européenne de photographie, à Paris. «Je trouve le geste de Myers particulièrement touchant. Il n'a pas cherché à envoyer son truc à lui, dans un geste égocentrique. Il a partagé avec d'autres pour déposer sur la Lune un tout petit bout de la culture humaine avant même qu'une civilisation ne s'y installe.»

Le mot et les choses

Annick Bureaud enseigne l'histoire et la théorie des arts technologiques à l'École supérieure de l'image, à Poitiers. Elle collabore régulièrement au magazine Art Press. Surtout, elle dirige l'organisme Leonardo/OLATS, l'Observatoire des arts et des technosciences (olats.org) rattaché à Leonardo, la plus vieille revue dans le domaine, fondée à Paris en 1968 par l'ingénieur-artiste américain Frank Malina. L'art spatial, ou space art, la passionne depuis sa rencontre avec l'artiste Jean-Marc Philippe, pilier du genre, en 1985.

«En français aussi on dit "space art", un peu comme land art s'est imposé, explique la spécialiste. Mais bon, on peut aussi utiliser "art spatial" si on y tient.» Elle connaît bien le Québec, sa culture et ses obsessions linguistiques puisqu'elle a défendu une thèse sur le programme législatif du PQ (dont la loi 101) avant d'enseigner à l'UQAM au début des années 1990.

Le space art donc. Le mot désigne un tas de choses. «On entend par art spatial un ensemble de pratiques artistiques qui repose sur le fait que l'être humain a été dans l'espace, directement avec des cosmonautes, ou indirectement par des satellites, explique la professeure Bureaud. Ces pratiques artistiques s'ancrent dans la réalité de la conquête spatiale.»

Évidemment, d'innombrables oeuvres ont évoqué les astres et l'univers avant l'ère inaugurée par le voyage du Spoutnik en 1957. On n'a qu'à penser au chef-d'oeuvre La Nuit étoilée de van Gogh. Le space art se rattache spécifiquement à l'ère extraterrestre par les techniques ou les thèmes. Certaines oeuvres du genre, né dans les années 1960, utilisent des techniques mises au point par les agences de recherche.

Des exemples? Avec Signature terre (1989), le Français Pierre Comte a créé un signe déployé sur 400 000 mètres carrés et photographié par des satellites. Robert Rauschenberg a réalisé une série de lithographies intitulée Stoned Moon. ll a beaucoup travaillé avec des ingénieurs au sein de l'organisme Experiments in Art and Technology. Il était du nombre des happy fews invités à assister au lancement d'Apollo 11. Yves Klein a conçu un Globe terrestre bleu (1962) recouvert de ses fameux pigments.

Le Saut dans le vide, une autre célèbre production de Klein, était au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) il y a cinq ans pour l'exposition Village global: les années 60, largement placée sous le signe de la conquête spatiale et de ses effets artistiques. Elle ouvrait sur une maquette du Spoutnik.

Au théâtre, il faut évidemment citer Robert Lepage et sa très grande réussite: La Face cachée de la Lune (également adaptée au cinéma). La pièce a en plus le mérite de rappeler l'importance des Russes en astronautique. En danse, Mme Bureaud souligne que Kitsou Dubois, la «chorégraphe de l'apesanteur», a mis en place un processus d'expérimentation des mouvements dansés dans des environnements où la gravité est altérée: dans l'eau, sur trampoline et même à bord des vols paraboliques.

«Pour l'art, l'espace ouvre un terrain de jeu et d'expérimentation extraordinaire, commente la passionnée. Il devient même possible de s'interroger sur l'esthétique à offrir aux humains qui habitent ce nouveau monde. Pour les danseurs, se libérer du sol, c'est franchement magique.»

La glace et ses chauds reflets

L'autre point commun de ces productions concerne évidemment l'imaginaire, l'esprit du temps, cette «nouvelle et ultime frontière» qu'évoquait l'exposition Cosmos dirigée par l'historien de l'art Jean Clair pour le MBAM en 1999. «La conquête de l'espace introduit une rupture profonde dans l'histoire de l'humanité, un changement fondamental qui va finalement irriguer toutes les composantes de la culture, la pensée philosophique comme la publicité, les arts comme les utopies, note Annick Bureaud. C'est un miroir tendu à nous-mêmes, une façon de regarder de l'extérieur chacun des aspects de la vie sur la Terre.»

Le Canadien Marshall McLuhan a fait du satellite artificiel le concentré symbolique d'une prise de conscience de l'unité planétaire. La pensée écologique aussi a pris de la vigueur à partir de ce moment charnière. Vu de haut et de loin, notre belle planète bleue devient encore plus précieuse et fragile.

Les premiers fantasmes de «cyborg», cet être humain modifié par la machine, date de la même période obnubilée par les réussites technoscientifiques. Blade Runner ou Terminator, ça vous dit quelque chose? La culture populaire coule sous les productions, souvent fabuleuses, des fables interstellaires d'Ursula LeGuin aux albums lunaires d'Hergé, jusqu'à Space Oddity, mégatube de David Bowie.

La production québécoise n'est pas en reste, pour le meilleur et pour le pire, ici comme ailleurs. À elle seule, la télé a donné aussi bien Les Satellipopettes, avec Claude Steben en capitaine Cosmos, que la délicieuse série pour ados Dans une galaxie près de chez vous.

Faut-il vraiment mentionner le poème que lira bientôt dans la station orbitale ou un vaisseau Soyouz le fondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté? Non. D'autant moins en fait que certains astronautes n'ont pas attendu le premier clown touristique des étoiles pour produire eux-mêmes du space art. Alexis Leonov, qui a réalisé la première sortie soviétique dans l'espace en 1965, comme l'Américain Alan Bean, de la mission Apollo 12, ont peint des toiles liées à leur expérience.

Mais c'est à l'artiste belge Paul Van Hoeydonck qu'est revenu l'insigne honneur de produire la seule et unique oeuvre d'art officielle se trouvant sur la Lune. À la demande de l'astronaute David Scott, il a sculpté une statuette en aluminium d'environ 8,5 cm de longueur représentant une silhouette humaine. Elle a été déposée sur la Lune en 1971 par l'équipage d'Apollo 15, aux côtés d'une plaque affichant le nom de huit astronautes américains et de six cosmonautes soviétiques morts pendant la préparation de l'implacable conquête.

L'oeuvre s'intitule Fallen Astronaut. Avec le Moon Museum, elle demeure une des préférées de l'immense production de space art de la spécialiste française Annick Bureaud. «Ces deux oeuvres sur la Lune touchent des éléments forts de l'espèce humaine, dit-elle finalement. L'une est un monument aux morts; l'autre est un musée. Les deux rappellent de formidables mécaniques de l'humanité pour engranger ses souvenirs et transmettre sa mémoire aux générations futures...»

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