L'art hanté par le sacré

Piet Mondrian, Evolutie [Évolution], vers 1911
Photo: Piet Mondrian, Evolutie [Évolution], vers 1911

Paris — Le visiteur qui s'aventure cet été au Centre Georges-Pompidou y est accueilli par un gigantesque moulin à prières. Dans le grand forum du rez-de-chaussée du vénérable établissement trône la sculpture géante de Huang Yong Ping, artiste français d'origine chinoise. Du haut de ses treize mètres, le moulin tourne sur lui-même à toute vitesse, comme une machine folle qui se serait emballée. En empruntant les escaliers mobiles qui montent vers les salles d'exposition, le même visiteur entendra des textes de Valère Novarina. Le poète français y cite les mille définitions de Dieu que l'on trouve dans sa pièce La Chair de l'homme. Cela va de Denys l'Aréopagite, théologien du Ve siècle pour qui «Dieu est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part», à Serge Gainsbourg, qui se représentait Dieu comme «un fumeur de havanes».

La grande exposition tenue cet été à Paris n'a pas peur des défis. Elle s'intéresse au sacré dans l'art du XXe siècle. Le sacré sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de la mort de Dieu, de la recherche de l'infini ou de ce que l'on appelle l'art sacré proprement dit. En alignant ces 350 tableaux, sculptures et installations, dont plusieurs n'avaient jamais été vus en France, le Centre Georges-Pompidou renoue avec les grandes expositions encyclopédiques dont il avait l'habitude. Les deux commissaires, Angela Lampe et Jean de Loisy, ont passé quatre ans à retracer ces pièces qui jalonnent le siècle et qui nous font découvrir que, si l'art est né avec Dieu, l'art moderne, lui, est largement né du désenchantement qui caractérise le XXe siècle.

Dans la première salle trône d'ailleurs un gigantesque portrait de Friedrich Nietzsche, par Edvard Munch, qui annonce la couleur. «Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c'est nous qui l'avons tué! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers?», proclame d'entrée de jeu le philosophe allemand. Sous son regard sévère, on trouvera une minuscule gravure de Goya intitulée Rien. On verra bien, qui montre des corps qui s'enlisent irrémédiablement, une encre de Victor Hugo illustrant le Phare de Casquets dans la nuit noire de l'exil, ainsi que cet intrigant néon en colimaçon de Bruce Nauman où est inscrit: «Le véritable artiste aide le monde en révélant les vérités mystiques». Au loin résonne le rire sonore d'un artiste italien mort en 1998, Gino De Dominicis, qui demande: «Vous croyez en avoir fini avec l'infini?» Eh bien, non, ça ne fait que commencer!

Contrairement à ce que disait André Malraux, la religion n'a pas attendu le XXIe siècle pour être le grand problème de l'époque. À partir de ce crépuscule des dieux qui marque le XIXe siècle, les commissaires vont explorer toutes les facettes du tremblement de terre qui se produit alors dans l'art. Il sera question de la nostalgie de l'infini, avec par exemple les toiles de Giorgio De Chirico, de la recherche de l'absolu, avec l'exceptionnel Oiseau dans l'espace, de Constantin Brancusi, de l'homme nouveau, avec Hommage à Apollinaire, de Marc Chagall, ou des visions d'apocalypse avec La Guerre, d'Otto Dix, L'Homme à terre, de Wilhelm Lehmbruck, ou les extraordinaires Trois chevaux d'apocalypse, de Bruno Perramant. L'exposition va jusqu'à explorer les spiritualités païennes, avec Les Masques, de Picasso, et le mysticisme de l'époque psychédélique avec les dessins mescaliniens d'Henri Michaud. On assistera aussi à l'apparition d'un nouvel art fait pour les églises, avec Gustave Moreau et Henri Matisse. Sans oublier le blasphème qui plane un peu partout dans cette exposition et qu'illustre si bien cette Vierge corrigeant l'enfant Jésus, de Max Ernst, où la Vierge Marie donne la fessée à son enfant sous les yeux des artistes surréalistes.

Il est impossible de tout nommer, tant cette exposition regorge d'oeuvres majeures et marquantes, empruntées un peu partout. Chaque salle thématique contient au moins un artiste contemporain, pour bien montrer que les interrogations d'hier sont toujours celles d'aujourd'hui. Au milieu de l'exposition, comme un point de non-retour, se déploie l'installation intitulée Him, de Maurizio Cattelan. Il s'agit d'un mannequin agenouillé qui, vu de dos, ressemble à la vision idyllique d'un enfant, mais qui, vu de face, n'est autre que celui d'Hitler.

Ceux qui voudront prolonger le plaisir devront se procurer le petit livre publié par le Centre Georges-Pompidou et intitulé Traces du sacré, Visitations. On y trouve de beaux textes de plusieurs auteurs, dont le philosophe René Girard et le critique d'art Pierre Schneider. Tout au long de ce parcours divisé en 25 étapes, le visiteur aura en effet autant à lire qu'à voir. Il sera parfois déconcerté, perdu même, tant les questions foisonnent. Mais il ne sera jamais abandonné.

À chaque détour de ce labyrinthe en colimaçon, l'éblouissement se produit. Ici, ce sont ces étonnantes Danseuses aux bougies, d'Emil Nolde. Là-bas, cette minuscule sculpture de Rodin qui représente Nijinski. Ou encore cette fascinante Prière, de Man Ray, qui représente les fesses d'une femme que cachent des mains qui semblent prier. Et voilà l'artiste immense qui, croyant profaner Dieu, le réinvente à l'infini.

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