L'entrevue - L'art par le rire

«Moi, j'adore être sur une scène, faire le clown, faire rire les gens et leur faire comprendre des affaires. Transmettre un certain enthousiasme pour le sujet.» Comique, François-Marc Gagnon l'a probablement été pendant toute sa carrière. Un comique bien particulier, sa scène étant une salle de cours. L'étudiant en histoire de l'art qui l'aura eu comme professeur se souviendra toute sa vie de ce tribun hors pair, à la fois rigoureux intellectuel et réjouissant communicateur. L'entendre discourir est un moment fascinant, surtout lorsqu'il aborde l'iconographie du castor, un de ses thèmes de prédilection et le sujet d'un de ses nombreux ouvrages (Images du castor canadien, Septentrion, 1994).
À 72 ans, le professeur Gagnon continue à faire de l'art une histoire drôle. Spécialiste de l'art canadien, du mouvement automatiste et de Paul-Émile Borduas en particulier, François-Marc Gagnon livre encore son savoir là où on le lui demande. À l'université Concordia, où il est arrivé en 1999 après des années à l'Université de Montréal, il dirige l'Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky. Les scènes se multiplient.Le Musée des beaux-arts (MBA) voisin en a fait un conférencier assidu, et le groupe e-Concordia l'initie à l'Internet.
Le MBA tient d'ailleurs une réception en son honneur demain soir, lui réservant le titre de «l'historien de l'art le plus important et le plus influent des trente dernières années au Québec et au Canada».
Ce titre honorifique, lui, bien sûr, n'ose pas le mettre en avant, rappelant ses collègues, les Jean Trudel, Robert Derome et autres Pierre Mayrand, pionniers de la discipline. S'il a fait sa marque, c'est parce qu'il a bénéficié, croit-il, d'un contexte, les années 1970, et d'un terrain de recherche encore vierge.
«C'était l'époque où l'on s'enthousiasmait au Québec pour l'art ancien, pour la redécouverte de la Nouvelle-France. On était portés par la vague nationaliste, le retour aux racines, au patrimoine. À mon avis, ça, c'est tombé. J'ai deux projets d'art ancien et je ne sais pas comment je vais les réaliser.»
Un de ces projets, c'est de faire renaître le Codex canadiansis, le manuscrit d'un jésuite sur la faune et la flore. C'est là que le castor y est déclaré amphibie mais que le raisonnement par analogie donne aussi des conclusions incongrues. «Comme la queue du castor est écaillée, cite en riant François-Marc Gagnon, elle indique que c'est un poisson. On peut donc le manger le vendredi.»
On aurait tant à apprendre de ces erreurs, croit-il. Et ça le dépasse, encore aujourd'hui, que les «historiens historiens» accordent si peu de valeur aux documents visuels. Le récent livre sur l'héritage culturel des Sulpiciens en est la preuve. «Il y a un cahier d'images, mais pas beaucoup de commentaires», se désole l'historien de l'art.
Maître ès Borduas
Sa plus grande contribution concerne ses travaux sur Borduas et compagnie. Gagnon a mis en lumière l'apport culturel et social des Automatistes. «Borduas a été important comme accès à la modernité, comme ouverture à l'Europe, au surréalisme. On sort de la grande noirceur avec lui», rappelle-t-il. Une des dérives sur l'automatisme et sur Borduas, c'est d'en faire un héros nationaliste. Et ce n'est pas vrai. Borduas écrit en toutes lettres: "Je hais tous les nationalistes." Refus global, ce n'est pas une réclamation pour le Québec. Au contraire, c'est une ouverture sur le monde. C'est dire: "Vive l'anarchie resplendissante." Ce n'est pas de la politique locale. Les Automatistes veulent être universalistes, sortir du ghetto québécois. Pas étonnant que beaucoup se soient exilés.»
Entre Borduas et Riopelle, François-Marc Gagnon n'hésite pas, on s'en doutera, à dire lequel est le plus important. S'il est vrai que l'artiste de l'île aux Grues est davantage célèbre, c'est qu'il n'a fait que ça, peindre. Borduas, auteur et enseignant, ne peignait que l'été. Et puis, mort en 1960, il souffre de l'oubli.
«Borduas, en tout, avec les dessins et ça, n'a que 1700 oeuvres. Riopelle, il peut en avoir 17 000», précise Gagnon. Par ailleurs, l'oeuvre du chef de file automatiste a été mal diffusée, et cela comprend la rétrospective de 1988 au MBA.
L'exposition devait aller à Toronto — «même le catalogue le dit», note le professeur —, mais elle n'y est pas allée. Pour des raisons mystérieuses, «en conflit avec un artiste connu», dit-il, pour ne pas nommer Picasso.
«Peut-être que Borduas n'a pas la notoriété extérieure qu'il mérite, mais on peut donner un argument à partir du marché. Les Borduas montent de prix, les Riopelle plafonnent. Ils sont très rares, c'est vrai. Mais, depuis cinq ans, une dizaine circulent.»
Spectacle dans un petit carré
François-Marc Gagnon aimerait que l'image de Borduas, le penseur, change. Il se dit qu'il lui faudra user de son autorité et taper du poing sur la table pour obtenir une grande exposition borduasque.
Si Borduas est connu pour ses écrits, François-Marc Gagnon, lui, est connu du grand public par son image d'orateur. Un passage à Télé-Université, au début des années 1990, a fait sa renommée. Et lui, entre l'enseignement et la recherche, il opte pour le premier. Pour le contact avec les gens. Et pour le spectacle, bien sûr.
Hier l'écran cathodique, aujourd'hui le monde virtuel. Le jour de notre rencontre, François-Marc Gagnon enregistrait une de ses premières émissions sur la Toile. Ça le fascine, même si là, le spectacle, il est réduit à le faire dans un petit carré.
«Internet, c'est l'accès à une banque incroyable d'informations. À l'écran, on me verra sur une petite image. Puis il y aura le tableau que je commente, les documents dont je parle, les citations que je lis. Il y aura aussi un glossaire des termes employés et un recueil biographique sur les artistes. C'est une autre façon de concevoir l'enseignement, au lieu d'être simplement un spectacle, comme je le faisais.»
Collaborateur du Devoir