Suzor-Côté - Le moderne qui s'ignore

Suzor-Côté, Nue de dos, 1924. Pastel sur papier collé sur carton. Québec, Musée 
du Québec.
Photo: Suzor-Côté, Nue de dos, 1924. Pastel sur papier collé sur carton. Québec, Musée du Québec.

Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté. Peintre ambitieux d'un terroir aux relents passéistes ou précurseur des toiles noir et blanc de Borduas? C'est là une des questions que soulève la première rétrospective d'importance consacrée à l'artiste originaire des Bois-Francs, qui ouvre cette semaine à Québec.

On vient tout juste d'ouvrir les premières caisses. Les journalistes sont déjà nombreux à une semaine de l'inauguration officielle. Suzor-Côté, 1869-1937 - Lumière et matière occupe trois grandes salles au Musée du Québec. L'exposition se transportera ensuite à Ottawa, au Musée des beaux-arts du Canada, dès janvier 2003. Laurier Lacroix, commissaire de l'exposition, s'explique sur cette relecture qui aura nécessité trois ans de préparatifs.

Rencontré au restaurant du Musée du Québec, le professeur d'histoire de l'art et de muséologie à l'UQAM songe aux détails qu'il reste à fignoler. À la pause de midi, on ira même jeter un oeil sur les travaux en cours. Cette exposition d'envergure, mise sur pied par le Musée du Québec et le Musée des beaux-arts du Canada, connaîtra-t-elle le succès espéré? L'oeuvre de Suzor-Côté n'a pas toujours eu la reconnaissance qu'elle reçoit aujourd'hui. «Il existe encore un certain mépris face à Suzor-Côté. Certains le considèrent comme un peintre décorateur alors que d'autres ne retiennent que l'image du paysagiste d'Arthabaska. Par contre, lorsqu'on observe de plus près, on peut découvrir des choses fabuleuses chez cet artiste trop peu connu», signale d'emblée Laurier Lacroix. Cette position est en grande partie celle de l'historien de l'art et conservateur Jean-René Ostiguy, qui parlera du tableau Paysage d'hiver (1909) comme d'«une adaptation d'un schème de pensée européen à un contexte nord-américain». L'auteur voit même chez Suzor-Côté les traces des mouvements symboliste et impressionniste ainsi qu'un précurseur de la peinture moderne au Canada.

L'étudiant aux Beaux-Arts

Né en 1869 à Arthabaska, le jeune élève part très tôt pour Paris, où il parfait sa formation à l'École des beaux-arts. Très vite, son nom circule, autant en Europe qu'au Canada, et l'artiste participe à l'Exposition universelle à Paris, en 1900. Cet apprentissage européen lui permet d'acquérir d'excellentes bases techniques pour le portrait, la nature morte et la scène de genre mais l'entraîne également à se familiariser avec la peinture de paysage en plein air. Grâce à ses retours fréquents au Québec, Suzor-Côté deviendra l'un des précurseurs de la recherche sur le paysage. Entre 1907 et 1920, on l'identifie comme chef de file de l'école paysagiste canadienne. Il est d'ailleurs reconnu comme un fin stratège dans le but d'accroître sa notoriété. En 1910, la réputation de l'artiste atteint un sommet grâce, surtout, à ses lumineuses scènes hivernales. Le traitement postimpressionniste célèbre une nature sauvage qui compte désormais parmi les icônes de l'histoire de l'art au Québec. Il passera ensuite des scènes du terroir aux portraits de paysans, mais la concurrence deviendra de plus en plus féroce avec l'arrivée de nouveaux artistes. En 1929, à l'École des beaux-arts de Montréal, une première rétrospective annonce pourtant les années sombres à venir.

Selon Laurier Lacroix, il faut se souvenir que les contemporains de Suzor-Côté n'ont jamais manqué d'apprécier la fertilité et la diversité de son art. «Le premier atout de Suzor-Côté réside sans doute dans son charisme, son talent de séduction, qui le place au centre d'un influent réseau de relations sociales, politiques et culturelles. Mais la séduction sans l'oeuvre serait oiseuse et vaine. Il est important aussi de se rappeler qu'il appartient à la première génération d'artistes francophones du Québec qui vivent de leur art. Il tirera largement profit de l'urbanisation et du développement de centres intellectuels et cosmopolites au pays. C'est une facette qu'on ne peut pas cacher», poursuit le spécialiste de l'art au Québec. Avec plus de 142 oeuvres (peintures, dessins et sculptures), on conçoit les choix qui ont dû s'imposer afin de mettre sur pied une exposition aussi importante.

Comment jumeler les natures mortes aux nus poétiques en passant par les oeuvres majeures inspirées par la région d'Arthabaska? La réponse se trouverait-elle dans le sous-titre de l'exposition, Lumière et matière? «Ces termes évoquent deux aspects à la base même de la quête créatrice de Suzor-Côté. Ils résument en quelque sorte le climat idéologique et philosophique dans lequel l'artiste a évolué. L'art, chez lui, est tout empreint de ce désir de réconciliation et d'harmonie entre le matériau même et la compréhension de la beauté immatérielle qu'il souhaite représenter», poursuit Laurier Lacroix. Il suffit dès lors d'organiser les salles en fonction de la qualité exceptionnelle du peintre coloriste, des «types canadiens-français» qu'il a créés, de même que du génie du sculpteur amoureux des matériaux.

Plutôt que d'adopter un ordre chronologique, Lacroix a décidé de prendre une certaine distance par rapport à l'individu pour mieux regarder l'oeuvre dans son ensemble. On constate, en parcourant les trois salles, que Suzor-Côté demeure un maillon important de l'art du début du XXe siècle. Comme il le mentionne, «j'ai tenté de remettre du contenu sur cette image d'un artiste un peu passéiste. La rétrospective de 1929, avec ces têtes de paysans, a quelque peu cristallisé la vision du peintre du terroir. En un sens, l'abstraction va être mortelle pour lui. Par contre, aujourd'hui, on voit à quel point les couleurs sont appliquées à larges coups de pinceau, de plus en plus secs et distanciés lorsqu'il s'agit de marquer la profondeur. Dans une toile comme La Tempête de neige [1919], jamais l'artiste n'aura été aussi proche d'une forme de déconstruction de l'espace perspectiviste qu'il semble par ailleurs incapable de concevoir. Il pousse alors à l'extrême son expérimentation de la matière picturale».

D'une salle à l'autre, le feuilletage de l'espace contribue à l'émergence d'un regard neuf et fascinant. La nature morte se prête à une réflexion sur les valeurs du monde et le passage du temps, de même qu'à un exercice où la virtuosité technique est exploitée de diverses façons. Les variations saisonnières et atmosphériques passent de la région de Cernay, au sud-ouest de Paris, jusqu'au sud de la Normandie, sans oublier la côte nord de la Bretagne. La scène de genre se veut aussi moralisatrice. Dans ce monde rural en éclosion, des valeurs liées aux conditions de vie difficiles sont évidentes.

Portraitiste doué

On découvre également un portraitiste doué. Suzor-Côté réservera cette pratique principalement à ses proches et aux paysans d'Arthabaska. D'ailleurs, l'artiste semble dresser un véritable inventaire de ces premiers colons. C'est l'image du sage vieillard que les années ont embelli et ennobli. Chez les nus féminins, les sujets se conforment à une exhibition assez prude. De l'avis de Laurier Lacroix, «rien ne dissimule le corps du modèle; nous sommes bien dans l'atelier, là où la nudité est permise. La nudité frontale est exceptionnelle chez Suzor-Côté, et lorsque la femme est vue de face, la main, d'un geste pudique ou aguicheur, couvre les seins. Parfois, la pose est plus lascive, quand le modèle est allongé sur le divan, par exemple».

Si l'accrochage privilégie les regroupements thématiques, l'intérêt proprement plastique et le caractère expérimental de cette peinture ont aussi leur place. La réunion de quelques tableaux permet de faire ressortir cette diversité. La topographie variée d'Arthabaska trouve aussi son espace dans des pochades esquissées en plein air. On découvrira aussi un sculpteur qui éprouve un plaisir manifeste à modeler l'argile. Des têtes typiques de vieillards aux portraits en buste complètent ce versant de l'oeuvre.

Un somptueux livre d'art rédigé par Laurier Lacroix, édité conjointement par le Musée du Québec, le Musée des beaux-arts du Canada et les Éditions de l'Homme, complète cet itinéraire qui réussit à saisir l'envergure d'un travail colossal. L'occasion de (re)découvrir un artiste aussi novateur que polyvalent.

SUZOR-CÔTÉ, 1869-1937 - LUMIÈRE ET MATIÈRE

Au Musée du Québec

jusqu'au 5 janvier 2003

Au Musée des beaux-arts du Canada du 24 janvier au 11 mai 2003

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